Lumière au bout de la nuit // ARAB STRAP

Chronique musicale (2021)
          Atteignant un statut culte dès 1996 avec l'inaugural The Week Never Starts Round Here, dont le single The First Big Week-End fut lourdement diffusé par John PEEL, ARAB STRAP s'est rapidement imposé comme un des groupes les plus atypiques et emballants du Royaume-Uni. Avec l'aide de leurs copains de MOGWAI, ils remettaient alors l’Écosse au centre de la mappemonde rock. La fameuse Scottish guitar army était la mieux armée pour mener une bataille perdue d'avance face à la britpop. A l'heure où les gremlins un peu fatigués viennent de signer avec As The Love Continues leur premier album à se classer en tête des ventes au Royaume-Uni, les voilà qui renvoient l'ascenseur à ARAB STRAP en sortant As Days Get Dark sur leur label Rock Action.

 

L’inverse d’un comique


La recette du duo de Falkirk a toujours ressemblé à s'y méprendre à une adaptation musicale des romans de leur compatriote Irvine WELSH. « Comment appellerais-tu l'inverse d'un comique ? Quelle que soit ta réponse, c'est ça que je voulais être » clame Aidan MOFFAT dans un Tears On Tour qui le voit fantasmer une tournée de lay-down (soit littéralement l'inverse du stand-up) où tout le public lui réserverait des rivières de larmes pour accompagner ses lamentations. Toute aussi comique qu'elle puisse être, l'image résume à merveille le cahier des charges d'ARAB STRAP, dont on n'a jamais vraiment su s'il nous aidait à remonter la pente après nos moments les plus honteux ou bien s'il appuyait un peu plus sur les plaies de notre amour-propre.
A en juger par ses textes, on imaginait facilement la vie dissolue du « chanteur » d' ARAB STRAP entre beuveries fleuves et coups d'un soir mal assumés. Dans un registre où il est assez facile de vite passer pour le tonton beurré un peu relou, Aidan MOFFAT a pourtant mis tout le monde d'accord en 1998 sur Philophobia, album sophomore à la beauté aussi crue (cette pochette, bordel ! ) que froide, mais jamais dénuée d'un humour très pince-sans-rire. De son côté, Malcolm MIDDLETON semblait empêtré à faire fondre les blocs de glace figés sur sa guitare, qui finissait parfois par découvrir le feu, comme sur les finals ébouriffants de New Birds et Afterwards, rivalisant haut la main avec la jeune équipe de MOGWAI. Si beaucoup considèrent d'ailleurs Philophobia comme le coup de maître d'ARAB STRAP, le meilleur restait pourtant à venir avec l’enchaînement du live Mad For Sadness (à des années-lumière de l'étiquette « for fans only ») au mirifique Elephant Shoe, album idéal pour tous les dimanches matins emb(o)u(rb)és.
Et puis on a grandi, ARAB STRAP aussi. Les albums suivants n'ont jamais réussi à atteindre ces très hauts standards, entrecoupés par des lives acoustiques globalement discutables. Flash forward en 2005 : le nouveau et, soyons honnête, très décevant The Last Romance clame alors haut et fort, jusque dans son titre, que la situation qu'on redoutait tant est bien là : on avait fait le tour de la question.

Seize ans plus tard (!) et voilà que le groupe annonce son retour discographique avec As Days Get Dark. Mais ARAB STRAP ne déboule pas de nulle part pour autant entre les albums solos de Malcolm MIDDLETON, les expérimentations electro d'Aiden MOFFAT sous le sobriquet LUCKY PIERRE et sa collaboration plus que réussie avec RM HUBBERT (Here Lies The Body, chaudement recommandé), sans oublier son superbe How To Get From Heaven To Scotland avec The BEST OFS. Mieux, le groupe nous avait déjà laissé penser à un retour le temps d'un fulgurant Daughters Of Darkness inédit lancé en 2010 et une performance aussi hédoniste que mémorable à La Route du Rock en 2017, dont une dantesque version de Girls Of Summer, avec la famille MIDDLETON au premier rang. Un autre rappel plus récent avait été lancé il y a quelques mois quand le groupe a publié tout un arsenal de concerts et d'inédits sur Bandcamp, dont un Live à Glasgow vertigineux.

Tapis rouge, masturbation et solo de saxophone


Dire qu'on attendait beaucoup de ce nouvel album serait quand même une exagération. Ça tombe bien, la surprise réservée par As Days Get Dark n'en est que plus grande : on tient là l’œuvre testamentaire d'un groupe qu'on n'osait plus attendre. Ce chef-d’œuvre composé de onze titres démarre par un The Turning Of Our Bones où Aidan MOFFAT se fait mordant d'entrée : « Je n'ai rien à foutre du passé, tout ce qui m'intéresse c'est ce petit grain de beauté à l'intérieur de ta cuisse». Il sera malgré tout difficile de ne pas évoquer les débuts du groupe, ne serait-ce parce qu'ARAB STRAP s'est chargé de tout faire en duo, comme aux premiers jours, en confiant la production à Paul SAVAGE, vieil allié du groupe qui tire ici son épingle du jeu avec brio.
Bien qu'un peu déroutante avec beaucoup d'éléments qui ne devraient pas fonctionner ensemble, l'introduction de ce nouvel ARAB STRAP déroule le tapis rouge et donne le ton. Répondant sur l'album à un twittos qui l'accusait de n'écrire que des chansons sur la masturbation, MOFFAT nous offre ensuite son premier effort sur le sujet avec Another Clockwork Day, brillant de délicatesse. « IMG 4457... IMG 4564... IMG 4382 » : l'énumération des noms de fichiers .jpeg de sa femme matés par le personnage principal en pleine séance d'autoérotisme est parfaitement soulignée par une instrumentation qui tire sa force de son minimalisme et de sa mise en place. On retrouvera cette option acoustique sur le légèrement décevant Bluebird, mais aussi sur Tale Of The Urban Fox et le monumental Sleeper, une brillante ballade de 6 minutes trente nous traînant sur les chemins de fer écossais avec ses différents niveaux de lecture, aussi intrigants qu'anxiogènes.
S'il a juré que la pandémie et les confinements qui vont avec n'ont aucunement influencé l'écriture des morceaux de ce nouvel album, Aidan MOFFAT consacre cependant une bonne partie de ses paroles à la mort et la mortalité (The Turning Of Our Bones, Sleeper, Tears On Tour) et n'en manque pas moins d' invoquer Comus, dieu des plaisirs festifs, sur le single Here Comes Comus !, jouant à peu près sur le même terrain que The Turning Of Our Bones, en agrémentant le tout d'arpèges de guitare seyants et estampillés college rock 80's. Comme on est chez ARAB STRAP, on sait bien que la fête peut dérailler à n'importe quel moment. Ce n'est pas le personnage de Compersion, Pt 1 qui dira le contraire, son envie de voir sa partenaire prendre du plaisir avec d'autres explosant spectaculairement en plein vol. Et si Comus a des atours plutôt inquiétants (cf. son glaçant clip), la dévastation qui suivra d'ailleurs son passage sera gérée au petit matin par les nettoyeurs de l'incroyable Kebabylon, lancés dans la rue pour collecter préservatifs et seringues usagés. Oui, dit comme ça, ça sonne plutôt glauque, mais ces cordes faussement grandiloquentes ainsi que l'accent délicieux d'Aidan MOFFAT et son humanité clairvoyante font passer le tout sans sourciller. Et ce malgré un incongru solo de saxophone qui n'arrive même pas à faire tache.

Mick Shagger


Moins attaché à chanter des faits dans leur véracité la plus absolue comme a ses débuts, Moffat achève ainsi sa mue en storyteller de grande classe. Et comme un signe évident de maturité, il se lance même dans son premier morceau ouvertement politique, les renards errants de Tale Of The Urban Fox étant une allégorie assez évidente sur le triste sort réservé aux migrants de ce monde. Évidemment, As The Days Get Dark ne manque pas de punchlines ultimes et très souvent hilarantes. Comme quand MOFFAT s'attarde sur ses propensions lacrymales dans Tears On Tour (« Je pleure devant les comédies sentimentales, les dramédies, les infos et les films pour enfants : le film des Muppets, Frozen, Frozen 2 »), ou encore quand il termine I Once Was A Weak Man où son protagoniste enchaîne avec maestria les relations extra-conjugales par un imparable « Alors qu'il approche de la porte de la chambre à coucher, il se demande s'il n'est pas un peu trop vieux pour tout ça, avant de conclure, comme toujours, par un "Mick Jagger le fait, et il est plus vieux que moi" ». Quelle tristesse qu'Aidan MOFFAT ne soit pas allé au bout de son idée de nommer le morceau Mick Shagger...
Mais n'allez pas croire pour autant que ce disque se résume à The Aidan MOFFAT show, tant Malcolm MIDDLETON brille quant à lui par son côté vieux briscard qui n'a plus besoin de prouver grand-chose. On ressent quelques frissons quand il ressort les guitares de Philophobia avant de se lancer dans une imitation convaincante de David GILMOUR sur Tears On Tour. S'il n 'avait pas trop eu l'occasion de ressortir l’artillerie lourde ces derniers temps, MIDDLETON ne s'est pas fait prier sur les quelques morceaux qui évoquent le plus ARAB STRAP tel qu'on pouvait le rencontrer sur scène (The Turning Of Our Bones, Here Comes Comus ! et Compersion, Pt. 1). Mais le guitariste roux atteint sa quintessence quand il se lance avec maestria dans les arpèges folks du duo hymalaïesque Tale Of The Urban Fox et Sleeper. Pas besoin de structures tarabiscotées ni de beaucoup d'accords de guitare (il y en a guère plus de quatre par morceau) tant l'ensemble est parfaitement maîtrisé et prenant. On comprend d'ailleurs difficilement pourquoi Sleeper ne conclut pas ce disque... Jusqu'à entendre ce Just Enough qui semble parler à toute une génération revenue des free parties pour se manger une bonne crise aiguë d'identité en pleine poire : « Et nous souffrons, nous détestons, et nous pleurons et nous attendons, nous regardons l'horloge jusqu'à ce qu'on se noie, dans nos chambres et nos lits et nos cœurs et nos têtes, nous ne savons plus être un homme et nous avons déçu toute la famille».
Cette redescente sévère et vertigineuse est accompagnée par un des plus beaux moments musicaux de l'album, d'une force mélodique imparable, concluant parfaitement un album qui atteint haut la main le sans-faute.
Et tant pis s'il a récemment été comparé à un croisement improbable entre Leonard COHEN et SLEAFORD MODS (il fallait oser ! ), As Days Get Dark n'est en fait que le grand disque lumineux et affirmé d'un duo qu'on n'attendait plus, et encore moins à un tel niveau d'excellence.

Eric F.

(22 avril 2021)

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Pour prolonger...

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