Interview (2022)
De 1987 à 1989, grâce à une bande de passionné.e.s, La Tannerie de Montélimar (Drôme) fut une place importante du rock/punk/hardcore français, européen et même mondial (Dave GROHL y fit l'un de ses premiers concerts en France avec le groupe SCREAM). Il est temps de faire un point sur ce qui s'est passé dans ce monde souterrain et sauvage, en nous entretenant avec certains membres du collectif 100% indépendant : Isabelle, Gilles et Jérôme.
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"Le rock ne germe pas sur le confort"
Pour celles et ceux qui n'ont pas eu la chance de fréquenter La Tannerie, pourriez-vous nous décrire le lieu (avant, pendant et après travaux) ?
La Tannerie était à l'époque un bâtiment industriel désaffecté en pierres avec plusieurs étages, situé sur la commune de Montboucher-sur-Jabron dans la Drôme. Son dernier usage était visiblement le séchage de peaux. D'où le nom de Tannerie. Nous avions loué au départ pour une bouchée de pain une salle d'environ 120m2 où pouvaient répéter quelques groupes locaux. Ce n'est que pour sortir de la clandestinité des premiers concerts que nous avons dû faire des travaux de mise aux normes (Sorties de secours, éclairage, agrandissements...). Nous passions notre temps libre à faire du béton, de l'électricité et à récupérer des matériaux un peu partout (cf. photographies ci-dessous, NDLR). Après travaux, le premier étage fut lui aussi investi pour créer des loges pour les groupes, ainsi qu'un bureau pour l'association.
Pourriez-vous nous présenter l'équipe qui était aux commandes ?
À l'époque, l'association POURQUOI PAS organisait des concerts sur Montélimar et cherchait à passer le relais. Elle possédait un bar associatif où tous ceux qui aimaient le rock se retrouvaient boire des bières et écouter de la musique. Nous nous sommes rencontrés là-bas et avons décidé de prendre la suite, mais aussi notre indépendance en créant l'association DOLBI'S. Nous étions une bande de potes, musiciens, artistes, ou tout simplement intéressés par l'aventure. Une dizaine de personnes. Nous voulions que tout le monde soit sur un pied d'égalité pour faire avancer les choses. Gilles, Isabelle et Jérôme étaient les plus actifs et les autres suivaient selon leurs disponibilités et envies de s'investir. Mais tout le monde répondait présent le jour J !
Comment avez-vous décidé de vous installer dans cette ancienne usine pour organiser des concerts ?
La surface de la salle de répétition permettait d'organiser des concerts. Le bâtiment situé en rase campagne était l'idéal pour ne pas avoir de problèmes de voisinage… Jérôme à l'époque était étudiant à Grenoble et passait son temps au Bunker, boutique de disques dédiée uniquement à l'importation de groupes alternatifs internationaux. Gérard MILTZINE, le gérant, cherchait des lieux pour faire passer des groupes étrangers en tournée en France. C'était parfois des arrières-salles de bar ou des salles de quartier. Les exigences au début étaient un repas chaud et un lit chez l'habitant pour dormir. Et la recette servait au plein d'essence pour rejoindre le lieu de concert suivant… Nous avons accepté de recevoir des groupes. Je crois que le premier était un groupe Brésilien appelé KOLERA, qui a joué un dimanche après-midi.
"Ce ne serait plus possible maintenant"
Avez-vous rencontré des problèmes au début de l'aventure ?
Les premiers concerts étaient pratiquement clandestins. Sur le principe de fêtes privées. Aucun affichage ni publicité. Jauge de 49 personnes maxi. Le principe de ralliement était identique à celui utilisé pour les raves party aujourd'hui. Mais sans les réseaux sociaux ni téléphones mobiles... ll fallait donner un point de rendez-vous où on allait chercher tout le monde. Les plus proches connaissaient le lieu, le bouche à oreilles et quelques flyers sous le manteau faisaient le reste. Nous craignions la venue des gendarmes car la jauge de public autorisée était dépassée. Et la musique jouée bien loin de celle que l'on entendait dans les fêtes de famille !
Était-ce facile d'organiser des concerts à la fin des 80's dans la Drôme ?
Quelques salles dans les villages autour de Montélimar ont vu nos premiers concerts. Il suffisait de les louer. Prendre un sonorisateur, prévoir une buvette, des repas, rien de bien compliqué. Ce serait par contre difficile de créer La Tannerie aujourd'hui. Les normes de sécurité actuelles sont plus draconiennes pour une salle de concert, même petite. Nous avons fait les travaux nous-mêmes avec du matériel de récupération et parfois les compétences s'apprenaient sur le tas. La commission de sécurité en visite à La Tannerie avait compris notre démarche et malgré quelques défauts, nous avait fait confiance. Ce ne serait plus possible maintenant.
Quel était le système économique de votre salle ?
Tous les revenus des concerts étaient redistribués aux groupes et sonorisateurs, une fois les frais d'organisation remboursés. C'était le principe. On repartait à zéro à chaque concert.
Comment s'effectuait la programmation en regard de votre ligne esthétique ?
Le principe des groupes alternatifs était de s'affranchir des contraintes qu'imposent les maisons de disques commerciales pour constituer une contre-culture et l'autonomie dans leurs choix artistiques et économiques. Cela constituait un vaste réseau de groupes en France et à l'étranger, tendance rock, punk et hardcore. Nous étions en phase avec ce concept. De nombreux groupes voulaient se produire, même dans des salles de 50 personnes, avec peu d'exigences techniques et financières. Leurs disques tournaient sur nos platines et l'idée de les rencontrer nous mettait tous d'accord."Ambiance surchauffée et moite dans la salle"
Quels sont vos plus beaux souvenirs à La Tannerie ?
Tous les souvenirs sont bons, mais quelques anecdotes nous ont marqués. Pour le concert des BATMEN de Grenoble, la salle était bondée du double de personnes de la capacité permise. Ambiance surchauffée et moite dans la salle. En montant sur le toit pour ouvrir un petit velux pour tenter d'aérer la salle, on a eu la sensation d'ouvrir un couvercle de cocotte-minute... Les THUGS avaient raté leur premier passage dans une salle des fêtes des environs, pour un de nos premiers concerts. Le public avait été peu nombreux et non réceptif à leur mur du son. Un an après, ils sont revenus cette fois-ci à La Tannerie. Ils en gardent un souvenir inoubliable. Ce sont les premiers à avoir fait circuler notre contact dans le réseau alternatif français.- - - - - - L e s T H U G S , t r u b l i o n s é l e c t r i q u e s - - - - - - -
J'imagine votre fierté à avoir reçu SCREAM...
Oui, le batteur de ce groupe américain était Dave GROHL... avant de devenir celui de NIRVANA. Je me rappelle de leurs têtes quand ils sont montés dans ma Citroën Ami 8. C'est le genre de voiture qu'ils n'avaient jamais vus chez eux... Ils nous disaient : « We want to see a castle !! ». - - - - - - - - - - S C R E A M , w i t h D a v e G R O H L - - - - - - - - - - -
Vos liens avec BÉRURIER NOIR furent important également.
Quel privilège que de recevoir les Bérus ! On les a hébergés 3 jours, on les a emmenés faire les photos de la pochette de leur dernier album, à Sceautres, en Ardèche.- - - - - - - - - - B É R U R I E R N O I R , i n A r d e c h a - - - - - - - - - -
Certains de vos concerts se déroulèrent dans d'autres lieux, pourquoi ?
Les premiers concerts de l'association se sont faits avant d'avoir ce lieu. Les salles des fêtes environnantes autour de Montélimar étaient tout ce que nous avions. Ensuite, certains groupes attiraient plus de monde, avec des besoins techniques incompatibles avec la taille de La Tannerie.
Avez-vous des regrets (groupes décevants, artistes impossibles à programmer, annulations...) ?
Nous avons dû annuler avec regrets la venue de KID PHARAON pour l'inauguration de la salle, à cause d'un retard de l'autorisation d'ouverture. C'était le premier concert non clandestin. C'est finalement le groupe parisien The BRIGADES qui fera l'ouverture quelques semaines plus tard. Le premier passage des BÉRURIER NOIR, en 1987, fut lui aussi annulé, mais trois autres groupes les remplaçèrent : LUDWIG VON 88, NUCLEAR DEVICE et HAINE BRIGADE.
Pourquoi avoir stoppé net après le concert de BÉRURIER NOIR et des WASHINGTON DEAD CATS (du 26 mars 1989) ?
BÉRURIER NOIR se sont séparés en novembre 1989. Cela a signé la fin du mouvement alternatif en France. Nous étions tous dans la même mouvance et arrivés au même constat : comment concilier les idéaux de base d'indépendance avec un succès grandissant, attirant l'œil des médias et intégrant le mouvement dans un système précédemment rejeté ? Tous les mouvements que le rock a créé comme les hippies, les punks ou plus récemment le grunge sont morts de leur belle mort après avoir consumé tout leur combustible vital. Ce mouvement n'a pas échappé à la règle.- - - - - - W A S H I N G T O N D E A D C A T S a u b i s t r o t - - - - - - -
Lors d'un concert test avait été distribué un tract énonçant une série de problèmes rencontrés (liste non exhaustive ci-dessous). La phrase « Soyez sauvages mais restez fun » était-elle être votre devise ?
Ce tract avait été fait après une première série de concerts, je ne sais plus exactement à quel moment. Il voulait rappeler quelques règles de conscience collective. On peut dire que « Soyez sauvages mais restez fun » résumait bien notre état d'esprit à ce moment là !
Que pensez-vous des salles de concerts actuelles ?
Des salles de plus petite taille sont aujourd'hui construites et subventionnées par les pouvoirs publics. Bien équipées, de taille humaine, elles permettent aux groupes et au public d'avoir des conditions confortables. La contrepartie est que le rock ne germe pas sur le confort...
Comment appréhendez-vous l'évolution de la scène rock en France depuis la fin des années 1980 ?
Appréhender comme synonyme de crainte est le terme qui convient... Plus sérieusement, la créativité existe et pleins de groupes font des choses intéressantes. Mais pas dans l'esprit d'un mouvement collectif il nous semble. Ont-ils laissé un héritage dans le temps comme les Bérus ou les THUGS l'ont fait ?
N'avez-vous pas eu envie de reformer l'équipe et d'organiser de nouveau des concerts ?
Nous étions dans le même bateau porté par une vague. L'équipe est aujourd'hui dispersée en fonction des vies de chacun. Nous étions soudés par une aventure commune et animés de la même urgence. Ce serait difficile d'insuffler la même énergie qu'à l'époque. Place aux jeunes…
Seriez-vous prêts à évoquer en longueur sur notre Casbah Webzine quelques-uns des concerts les plus marquants du lieu ?
Avec plaisir.Je vous prends au mot. Affaire à suivre alors...
Propos recueillis par bingO
(10 mai 2022)
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La Tannerie : Facebook
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Photographies : CHEETAH CHROME MOTHERFUCKERS + SCREAM
+ Les THUGS + BÉRURIER NOIR & WASHINGTON DEAD CATS
Archives La Tannerie (c) Gilles & Isa DIDIER, Masto, Gilles BONNEL,
bingO, DR.
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