Chroniques Schnouffiennes // Chapitre 4 : La mort du sens.

Feuilleton + chronique (2022)
          PA découvre les joies d'une convocation au Centre de Détection de l'Irresponsabilité et rencontre La Guigne.
 
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          Ça devait arriver. PA s’en doutait que ça lui tomberait un jour sur le groin, mais ça n’en constitue pas moins un sacré choc. Le message vient de tomber sur son TIP. Ne nous leurrons pas à propos de la trompeuse cordialité du message. Il s’agit du texte-type envoyé en guise de convocation par les autorités policières de secteur, probablement sur dénonciation de l’IA domestique de quartier. PA pensait faire de courses pour le repas du soir, puis rentrer tranquillement du boulot, mais le voici donc convoqué immédiatement à ce qui s‘annonce être un interrogatoire musclé, suivi d’une vraisemblable disparition. Il ne serait malheureusement pas le premier. Il n’aura pas le temps de mettre ses affaires en ordre, seulement celui de se préparer au pire. Heureusement qu’il n’a ni famille ni animal domestique : il n’aurait pas pu leur dire au-revoir ni leur donner un bol de croquettes. Le jeune homme aurait bien aimé mourir propre, mais n’aura même pas la possibilité de redescendre chez lui se laver et se changer, puisqu’il travaillait aujourd’hui au niveau +8, à l’entretien des installations électriques à proximité immédiate du Centre où il est convoqué. Et on ne plaisante pas avec les convocations. Il n’y a en effet, dans ce futur idéal, pas plus impératif qu’une convocation au Centre.
 
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C’est donc un PA peu faraud qui se dirige vers le lieu de sa mise en examen. Son esprit, pourtant rétif à la soumission, est déjà captif. Il devrait se gaver des images, des couleurs des galeries commerciales le long desquelles il déambule. Mais il ne les voit déjà plus, pas plus qu’il ne fait attention aux cris joyeux des adolescents chahuteurs ou ne s’agace des pleurs d’enfants fatigués d’être traînés, trimballés par leurs parents pressés. PA angoisse. À juste titre. Perdu dans ses pensées, il se laisse emporter par les grands escalators vers le niveau +4, puis ses pas l’emmènent presque malgré lui au Centre.

À son arrivée, il se présente au guichet d’accueil tenu par une femme, à laquelle il montre sa convocation. La fonctionnaire, le visage fermé, soupire en prenant connaissance du document, puis se retourne vers un collègue situé derrière elle et lance :
- Un client pour La Guigne.
Une voix masculine et tout aussi blasée lui répond :
- Il est encore en retard ce tocard, s’il n’est pas encore absent… Installe-le dans la salle 4. La Guigne finira bien par arriver.
La femme soupire de nouveau, contourne la banque du guichet, puis s’engage dans un couloir en intimant à PA de la suivre. Une dizaine de pas plus loin, elle déverrouille une porte épaisse à l’aide d’un passe, s’écarte de l’ouverture et, d’un geste de la main et sans le regarder, invite PA à pénétrer dans la pièce. Celui-ci entre et entend dans son dos la porte se refermer, puis se verrouiller. Le voici seul, dans un espace grand comme son module, une quinzaine de mètres carrés, mais presque totalement vide, les murs recouverts d’un film de plastique blanc immaculé et légèrement brillant. Seul élément de décoration, un miroir, probablement sans tain, fait face à la porte, et donc à lui. Deux chaises disposées de part et d’autre d’une petite table. L’une tournant le dos à la porte, l’autre au miroir. Du matériel électronique, probablement une table d’enregistrement. Et c’est tout. Le trentenaire attend quelques instants, puis prend la liberté de s’asseoir sur la chaise faisant face au miroir. Il n’a pas vraiment l’intention de jouer au con, il ne serait probablement pas dans son intérêt de montrer le moindre signe de défiance. La chaise n’est pas très confortable. On s’en serait douté. La suite le sera encore moins encore. L’attente commence. S’il n’avait pas entendu les propos de la femme de l’accueil, PA aurait imaginé qu’il s’agit là d’une méthode éprouvée pour ébranler sa sérénité. Il décide de ne pas se lever, ne pas s’agiter, d’être aussi passif et inexpressif que sa nervosité le lui permet. Le miroir lui renvoyant son reflet, il a au moins le mérite de lui permettre de contrôler ses expressions faciales.
 
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Enfin, au bout de longues minutes de solitude, la porte se déverrouille dans son dos puis chuinte sur ses vérins pneumatiques en s’ouvrant. Des pas furtifs sur le sol plastifié. PA reste immobile. Un homme entre dans son champ de vision, contourne la table. Il marche lentement, regardant droit devant lui, essayant de donner l’impression d’une parfaite maîtrise de chacun de ses gestes mais sa démarche a la rigidité d’une marionnette en bois. Le type s’assied sans regarder PA, tourne la tête sur le côté avec une raideur accélérée par un tic nerveux. Il croise les jambes, qu’il serre tellement que PA se demande si le mec n’aurait pas les couilles plates. Le prévenu observe le nouvel arrivant. Visage émacié et ravagé par l’anxiété, nez busqué, cheveux poivre et sel, coupés courts, sans aucune fantaisie, mais luisants d’un excès de sébum. Le regard toujours fuyant, le type finit par former un triangle avec ses mains, dont les doigts écartés se touchent bout-à-bout et prend la parole, d’une voix qui se veut ferme et maîtrisée, pesant ses mots, appuyant chacune de ses syllabes, dans une élocution hachée et précieuse.
- Monsieur Nouillard, je suis le sous-lieutenant Guignoleldo et je suis chargé de votre interrogatoire. Vous êtes ici pour que nous mesurions votre degré de responsabilité à la suite d’une série d’incidents signalés par l’Intelligence Artificielle dédiée au fonctionnement de votre secteur. Nous allons donc commencer par un petit récapitulatif de votre dossier, mais avant toute chose, je dois, comme la législation le prévoit, vous informer que, dans le cadre de la procédure établie par les autorités compétentes, nous avons accès à votre TIP, par lequel nous allons, tout en échangeant, vous soumettre des stimuli et collecter des informations sur votre état d’esprit en temps réel.
« C’est pas possible, ce mec a la chiantine », se dit PA, qui lutte pour réfréner ses vilaines pensées. Il aurait dû s’en douter, du coup du TIP. Mais comme le truc ne fonctionne pas bien en tant qu’émetteur endomorphique, il est en droit d’espérer que ses fonctions réceptrices d’informations dysfonctionneront également. La Guigne continue de pérorer tandis que des voix et des grésillements se font entendre dans l’esprit de PA, aussitôt suivis de l’irruption brutale d’instruments saturés, gras, abrasifs, vibratoires, dont une basse énorme et typique du noise-rock du meilleur acabit, répétant sans cesse, pendant de longues minutes, le même motif saccadé et lourd, presque du drone, les seules variations étant l’œuvre d’une guitare, psychédélique bien qu’atonale, jusqu’à l’explosion finale, le tout traversé de déclamations colériques mais contenues. PA est bien emmerdé. L’objectif est sans doute de semer l’angoisse chez le prévenu, de le pousser à la faute en perturbant, écrasant ses repères, une sorte de torture morale assez retorse, qui fonctionne probablement très bien sur les esprits biberonnés à la bouillie déversée par le TIP. Mais ça rappelle trop à PA la musique de son grand-père pour qu’il en soit négativement affecté : depuis toutes ces années, ses oreilles appellent de leurs vœux l’écoute de telles compositions. Il en aurait presque le sourire. Attention, PA, à ne pas semble trop à l’aise. Mais La Guigne ne prête aucune attention à lui, il continue au contraire de jacter sans prêter la moindre attention à son interlocuteur. PA éprouve les plus grandes difficultés à se concentrer sur ce que lui dit le flic, tout absorbé qu’il est par l’écoute du foutoir qui lui parvient à l’esprit. Dans le même temps, son TIP lui fait connaître les informations essentielles.
Groupe : GNOD ;
Origine : Salford, Royaume-Uni ;
Album : La mort du sens ;
Nombre de titres : cinq ;
Durée : 31 minutes et 33 secondes.
Membres : Collectif à géométrie variable.
Titre 2 : Pink campagne blues.
Guitare fuzée, grésillante, basse rebondissante, batterie binaire, lourde énergie punk puis noise frénétique.
 
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 « J’ose espérer, Monsieur Nouillard, que vous n’êtes pas du nombre de ces inconséquents qui, pour des raisons qui échappent à l’entendement, prétendent contester l’Autorité, l’autorité essentielle légitimement attribuée à la puissance publique par la sagesse de nos Anciens, qui sont aujourd’hui remarquablement relayés par les essentiels Premiers, qu’une poignée d’individus espèrent bousculer de par leur comportement antisocial et auxquels nous devons consacrer une attention sans faille et toute notre énergie coercitive afin de ne pas permettre le retour de la chienlit, oui Monsieur Nouillard, de la chienlit, car du temps du Général, Monsieur Nouillard, jamais les choses ne se seraient déroulées d’une pareille façon, la population respectait, la population admirait l’autorité, une autorité sévère, mais une autorité juste, une autorité équilibrée, une autorité bienveillante, incarnée par le Père de toute une Nation qui… ».
Par l’intermédiaire du TIP, PA continue de savourer la guitare pleureuse, la transe psychédélique minimaliste, l’écrasement sonique, les miaulements du titulaire du micro, les dissonances répétitives, névrotiques s’étalant sur plusieurs minutes. Le visage clownesque du condé en face de lui est maintenant agité de véritables spasmes. PA, stupéfait et déstabilisé par l’expérience qu’il subit, éprouve toutes les difficultés du monde à se concentrer sur la pitoyable incontinence du pauvre type qu’il a en face de lui, dont il comprend mieux le sobriquet, et qui, le regard perdu dans le lointain, ne le voit plus, s’il l’a jamais vu. C’est à lui-même que l’argousin adresse son discours mille fois répété, comme une boucle, une sorte d’effet larsen de la confusion, comme s’il était lui aussi soumis à l’écoute de La mort du sens, sans pouvoir toutefois le supporter. Il se tait soudain, plonge une main fébrile dans la poche de sa veste ringarde, en tire une plaquette de cachets, peine à en extraire l’un d’eux qu’il fourre dans sa bouche de sa paluche tremblante, déglutit, et puis, progressivement mais très rapidement, semble se calmer. Ses soubresauts faciaux se modèrent avant de promptement céder la place à un visage de marbre. D’une voix enfin apaisée, mais totalement atone, il reprend : « Monsieur Nouillard, je vous remercie d’avoir bien voulu vous plier à cet entretien, qui nous a permis de clarifier votre situation, vous ne présentez manifestement aucun signe d’une quelconque déviance, d’aucune perversion misanthropique, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une belle et agréable soirée ».
 
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C’est un PA totalement sonné par l’absurdité de la situation, éberlué du spectacle auquel il vient d’assister et secoué par l’expérience sensorielle qu’il vient de vivre, qui regagne son module. Il en tituberait presque, lui qui s’attendait à rejoindre l’immense cohorte des prétendus contestataires évaporés du jour au lendemain. Et il donnerait beaucoup pour pouvoir revivre une nouvelle fois La mort du sens.
Celle de GNOD, pas celle de La Guigne.

 


[À suivre...]
 

Nicolas GOUGNOT

(13mai 2022)

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GNOD. La mort du sens (Rocket Recording, 2021)
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Pour prolonger...

GNOD : Bandcamp
Rocket Recordings : site web
GNOD : Pink Champagne Blues

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Dans nos archives écrites :
     Chroniques Schnouffiennes
          Chapitre 1 : Où l'on découvre notre héros
          
Chapitre 2 : Pendant ce temps-là, dans le futur...
          Chapitre 3 : le projet UNDER 45
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Photographies : DR / GNOD
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