Un premier album mélangeant rage et éther pour le supertrio SPRINGTIME, à la croisée du folk, du (free) jazz et de la noise. Dans la série Melbourne rocks, épisode 753.
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Récréation pandémique
Si la pandémie a quelque peu bloqué la plume de Gareth LIDDIARD (cf. la chronique du dernier TROPICAL FUCK STORM), elle n'a visiblement pas eu que des inconvénients. En se retrouvant dans l'incapacité de défendre son Deep States sur scène, l'ancien leader des DRONES a convoqué deux autres monstres sacrés de la scène de Melbourne : Chris ABRAHAMS, pianiste virtuose des explorateurs jazzy The NECKS et l'incommensurable batteur du DIRTY THREE, Jim WHITE.
Le premier effort de ce supertrio est né très rapidement après quelques sessions improvisées en studio, magnifiquement enregistrées et mixées par Mike DESLANDES (HIGH TENSION, The NATION BLUE, TROPICAL FUCK STORM) pour un résultat final qui dépasse de très loin le simple statut de récréation pandémique.
Simplicité, élégance du vide
L'introductif coup de poing Will to power déboule comme une évidence, tant le trio est complémentaire et semble déjà jouer ensemble depuis des lustres. Évidemment de sortie, la Jaguar toute en vibratos déglingués de LIDDIARD a ici trouvé à qui parler : Jim WHITE, sans avoir à cogner comme une brute, en impose avec son légendaire jeu faussement nonchalant. Chris ABRAHAMS révèle quant à lui tout son talent, entre une introduction qui n'aurait pas fait tache sur Melody Nelson et sa déconcertante facilité à flirter entre discordance et mélodie. Morceau hautement intense et tourmenté, Will to power colle des frissons quand déboulent ses breaks décoiffants débutés par une prise de respiration de la guitare, qui déroule le tapis rouge pour le piano et la batterie, avant de venir rajouter une couche supplémentaire de fuzz salvatrice.
Scandé comme jamais, le morceau utilise la notion de volonté de puissance chère à NIETZCHE pour poser cette question froidement implacable sur l'incapacité de l'espèce humaine à rester figée. Le thème a déjà été traité en long et en large dans la discographie de Gareth LIDDIARD, qui se justifie ainsi : « Pourquoi l'univers existe-t-il ? Pour quelque chose d'aussi fondamentalement élégant et simple, cela est bien surfait. Vous voulez de la simplicité et de l'élégance ? Essayez donc de ne pas exister. Pourquoi devrait-on avoir besoin de quoi que ce soit ? C'est tellement inutile » .
Suicidaires anonymes
Quoi qu'il en soit, nos trois maestros n'ont quant à eux pas ressenti le besoin de bander plus les muscles pour se faire entendre. En effet, les morceaux suivants baissent largement le pied niveau tempo et agression, au risque parfois de tomber dans une certaine torpeur. Cela n'empêche pas pour autant Viaduct love suicide d'être une des plus belles réussites de ce disque. Adaptant un poème de son oncle irlandais Ian DUHIG (c'est aussi le cas sur Jeanie in a bottle), LIDDIARD incarne avec beaucoup de tact et de subtilité cette infirmière britannique abandonnée par son mari qui finit par se suicider en sautant d'un pont avec son enfant handicapé. Soit là aussi le genre de thème auquel le longiligne australien nous a déjà bien habitués, même s'il atteint ici une grâce effacée comme rarement auparavant. Carburant à une électricité évanescente, sa guitare laisse ici le piano d'ABRAHAMS porter une grande partie de la lourde charge émotionnelle de la chanson, belle à en pleurer dès ses premières lignes : « Farewell to the world Farewell to the night Farewell my family Forgive me this flight ». La conclusion presque paisible des paroles («This song is over Take care of yourselves ») laisse alors la place à une splendide procession musicale mortuaire qui rode près du combo On the beach / Tonight's the night de Neil YOUNG.
Le point de départ de Jeanie in a bottle est du même tonneau, puisqu'il met en scène une femme qui se suicide lentement à l'alcool, à l'instar du personnage de Nicolas CAGE dans Leaving Las Vegas. Malgré le renfort toujours appréciable de Fiona KITSCHIN (The DRONES, TROPICAL FUCK STORM) aux chœurs, le « crushed down » répété 21 fois (!) souligne le côté expérimental et pesant d'un morceau où SPRINGTIME n'hésite pas à se perdre en route dans des improvisations free-jazz un peu difficiles d'accès. Un des rares morceaux du disque qui aurait gagné à finir avec quelques minutes en moins au compteur.
Ça n'est pas le morceau suivant, le traditionnel irlandais de 1909 She moved through the Fair qui viendra rehausser le quotient fun de l'album. À en croire un David YOW (JESUS LIZARD) auteur de la bio du disque, SPRINGTIME écrase toutes les autres versions existantes de la chanson. Ce qui ferait la nique à, excusez du peu, Van MORRISON, Art GARFUNKEL, Alan STIVELL et Nana MOUSKOURI (qui a bêtement ricané ? ). Traitée avec une indiscutable révérence, la version de SPRINGTIME ne parvient pourtant pas vraiment à décoller, malgré son indéniable beauté. À tel point qu'on commence à se demander si on ne va pas finir par trouver le temps un peu long avant d'arriver jusqu'au bout du disque.
Brisons le suspens de suite, la réponse est non. Tout simplement parce que LIDDIARD réveille ses vieux automatismes grandeur et décadence sur la face B de l'album, à travers deux morceaux dantesques, The island et The killing of the village idiot, entrecoupés par une très belle et convaincante reprise captée live du West Palm Beach de PALACE. Une reprise qui serait très probablement « accueillie à bras ouverts par son auteur » Will OLDHAM, toujours selon David YOW (cette fois-ci, un grand OUI!).
Eternal Sunshine of the Spotless Mindfuck
S'il a opté pour le parti pris du minimalisme dans son écriture (seulement trois textes originaux inhabituellement courts sur l'ensemble du disque), LIDDIARD ne nous triture pas moins le cerveau avec The island. Ce regard poisseux sur l'Australie confinée - et encore plus coupée du monde qu'à l’accoutumée - voit Chris ABRAHAMS troquer son piano pour un Rhodes magnifique. Il trouvera cette fois-ci du répondant avec une armée de distorsions qui explose parfois de façon désordonnée, avant un final tonitruant où le judicieux traitement de la voix flippée de LIDDIARD lance une dernière minute monstrueuse. Il va sans dire que pendant tout ce temps, Jim WHITE écœure toute la concurrence à son poste tant il est, une fois de plus, aussi inspiré et efficace qu'en totale roue libre.
Un grand moment qui ne pèserait pourtant presque pas grand chose face à The killing of the village idiot. Jamais aussi brillant que quand il expose les parts les plus sombres et glauques de la nature humaine, Gareth LIDDIARD nous narre ici le génocide d'un village de civils afghans, décimé par les forces armées spéciales australiennes, menées par le « gallant soldier C. ». Un procédé narratif qui n'est pas sans rappeler le glaçant The radicalisation of D. sur l'album solo Strange Tourist. Sans aller jusqu'à imiter le napalm des guitares hendrixiennes, LIDDIARD lâche à nouveau l'artillerie lourde sur une route dangereusement accidentée dont il ne restera bientôt rien. Entre un Chris ABRAHAMS qui finit par passer ses claviers directement au lance-flammes et un Jim WHITE herculéen, le trio éructe un lent maelstrom sonore, implacable et malsain, mais surtout foutrement fascinant. Celui-ci met parfaitement en valeur les textes à la précision aussi chirurgicale que cinématographique : « Oh and he killed the village idiot To win his heart and mind again But his winning means you losing When you're running and he shoots you in the back of your head ».
Bien qu'il pioche fortement ses influences dans le folk, le jazz et le free-jazz, ce premier effort de SPRINGTIME est contre toute attente l'album de Gareth LIDDIARD où il se rapproche le plus des DRONES depuis la séparation du quatuor, comme un pendant minimaliste au magnifique clair-obscur Havilah. Si l'association de ces musiciens hors-pairs pouvait laisser songeur, Springtime s'impose à la fin de son parcours en montagnes russes comme un disque à recommander très fortement à tous les adeptes de musiques viscérales et exigeantes.
Eric F.
(03 décembre 2021)XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
SPRINGTIME. Springtime (Joyful Noise Recordings, 2021)
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Pour prolonger...
SPRINGTIME : Bandcamp
Gareth LIDDIARD & Jim WHITE - Lose the baby (Factory Theatre, Sydney, 21/04/21)
Nana MOUSKOURI - Songs of the British Isles (Philips, 1976)
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Dans nos archives sonores :
Rock à la Casbah #753 (01/12/2021)
Dans nos archives écrites :
Dystopie or not to be ? (01/10/2021)
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Photographies : Eric F., DR / SPRINGTIME on Bandcamp
Illustration : Estelle F.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX - - - - - Eric F. (à droite et sans barbe), en bonne compagnie - - - - - -
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