Dystopie or not to be ? // TROPICAL FUCK STORM

Chronique musicale (2021)
         « En disant “monde de merde”, j’ai voulu dire que le monde allait mal. C’est un cri de révolte que j’ai lancé à mes frères opprimés. “Finissons-en avec la résignation et l’indifférence. Ouvrons les yeux ! ". Partout l’injustice, le nationalisme, l’exclusion. Ça me débecte… ».

                        (George Abitbol in La classe américaine : le grand détournement, 1993).


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Even songwriters get the blues

          Il fallait bien que ça arrive un jour. Après avoir mené tambour battant les magnifiques DRONES pendant quinze ans, puis avoir monté TROPICAL FUCK STORM en un claquement de doigts, suite à la défection de ces premiers, Gareth LIDDIARD a vu son incroyable efficacité remise en cause par une sérieuse panne d'inspiration à l'arrivée du confinement. Ce qui est en soi assez ironique, tant le songwriting de l'australien a toujours tiré sa quintessence de notre monde en déréliction avancée.

Privé d'interaction avec la moitié du groupe pendant le confinement (LIDDIARD partage une ferme avec la bassiste Fiona KITSCHIN dans la petite ville de Nagambie, à deux heures de route de Melbourne), le porte-étendard du rock australien a perdu toute motivation face à cet isolement forcé. S'il écrit la quasi intégralité des morceaux du groupe, LIDDIARD ne manque pourtant pas de signaler l'importance de ses trois compères, dont les discussions sans fin alimentent souvent son écriture.

Qu'à cela ne tienne, la solution consistait tout simplement à exorciser ce démon en chansons, comme ce Bumma Sanger avec sa punchline pleine d'humour en atteste : « It was supposed to be another summer banger, now it's just a bummer singer » (soit comment passer, en une inversion de consonne, d'un été au top à un chanteur au fond du trou). Sans oublier G.A.F.F. où Gareth LIDDIARD évoque les effets néfastes (tant physiquement et mentalement) provoqués par une propension à se soucier de tous les maux du monde, tout en restant à tourner en rond chez soi comme dans un bocal : la give a fuck fatigue.

Et quitte à se faire mal, on a même droit à un rare moment d'introspection personnelle de la part de LIDDIARD avec Legal Ghost, dont la beauté évanescente ne suffit pas à masquer le vide laissé par le suicide de sa petite amie de l'époque, également évoqué dans Locust du temps des DRONES. Considéré par son auteur comme le premier morceau valable de son œuvre, Legal Ghost est ici présenté comme une relecture classieuse de sa version démo azimutée, enregistrée avec Rui PEREIRA (The DRONES) sous le pseudo BONG ODYSSEY et récemment publiée sur la compilation Recordings 1993-1998 chez Bang Records.

Cette panne (temporaire) d'inspiration a également eu des avantages, notamment celui de donner un rôle encore plus important aux très complémentaires Fiona KITSCHIN et Erica DUNN, toujours aussi impeccables dans leurs chœurs, en parfait contrepoint à la misanthropie scandée de LIDDIARD. Venues en renfort, KITSCHIN est aux avant-postes avec le trituré Suburbiopia, tandis que DUNN signe avec New Romeo Agent une ballade bancale, improbable histoire d'amour entre un espion intergalactique et un alien qui ne pouvait que se terminer par une effusion de sang.
 
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tfsmagazine.jpg, by Bingo

Triste monde tragique

Évidemment, pas besoin d'aller par monts et planètes pour trouver les thèmes principaux de ce Deep States, chargé comme un fil d'actualité mortifère. On ne sera pas surpris de retrouver cette interminable pandémie et l'insurrection fomentée par l'alt right américaine en tête de gondole. Sans oublier quelques savoureuses théories du complot, comme celle dite du « blue beam » (Blue Beam Baby), qui prétend que le NASA et l'ONU travaillent de concert pour nous vendre l'antéchrist comme le second retour de Jésus sur terre.

Si l'introductif et pétaradant The greatest story ever told fait semblant de nous promettre une issue toute en entre-deux (« There ain't no end of days » / « There ain't no happy end »), sa conclusion ne laisse pourtant pas beaucoup de place au doute : « When I said I loved ya's I was lying, it ain't true, So do to others as I do to you, I've come, I'm done, have fun, I've gotta bid you farewell, The truth is out there, I'll see you in hell ». On comprend donc bien vite que la compromission et la joie de vivre auront peu de place tout au long de ces dix morceaux, particulièrement cabossés.

Deep States est peuplé de personnages sulfureux, notamment dans le truculent Reporting of a failed campaign où se côtoient un homme de main de la mafia, un arnaqueur adultère, et une éditorialiste qu'on imagine aisément sévir sur la Fox, largués en plein milieu d'une sombre histoire d'extorsion sur fond de bunga bunga. Sans oublier l'ultra flippante Teal SWAN, mi-influenceuse mi-gourelle, le temps d'un Suburbiopia qui se penche justement sur le cas des suicide cults. Encore une fois, on ressortira du morceau sans conclusion définitive : « 'They're all psychopathic killers' I can hear you say with spite, they're dead and gone, they're probably wrong but maybe they were right ».

Cela n'empêche pas certains contre-pieds pour autant. Alors qu'on imaginait aisément le shaman de QAnon devenir le personnage central d'un morceau de l'album, c'est finalement Ashli BABBIT qui débarque sur Blue Beam Baby. La militante pro-TRUMP, abattue par un policier lors de la prise du Capitole à Washington DC en janvier dernier, revit ses dernières heures à travers la plume presque compatissante de LIDDIARD : « One time she walked me by the mighty hall, A window opened on a sight so grim, A sight so evil she couldn't look away, My blue beam baby went and walked right in » . Pas de jugement, donc, mais une volonté de gratter sous la crasse et la bêtise, histoire de voir ce qui s'y cache, comme pour expliquer l'indéfendable.

Tous ces personnages aussi sulfureux que déglingués servent évidemment à dépeindre le monde selon Gareth LIDDIARD, plus dystopique que jamais. On aura autant plus de compassion pour le pauvre âne de The Donkey, qui se voit abandonné par ses maîtres et les autres animaux embarquant sur l'Arche de Noé. Difficile, outre la référence biblique, de ne pas y voir un parallèle avec le récent voyage spatial de Jeff BEZOS... C'est encore plus évident sur Bumma Sanger où la jetset interstellaire se retrouve sur une plage proche d'Alpha du Centaure après avoir laissé derrière elle un monde aux frontières verrouillées à double tour. Ou comment faire se rejoindre œuvres d'anticipation flippantes et journaux télé tout aussi anxiogènes, ce que TROPICAL FUCK STORM réussit une nouvelle fois à merveille.
 
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tfsdoigt.jpg, by Bingo

Guitares en voie de disparition

Musicalement, Deep States marque une certaine forme de refus d'avancée par rapport aux deux albums précédents de TROPICAL FUCK STORM. Ne vous laissez pas avoir par les ouvertures de chaque face de l'album où les plus belles guitares acérées des australiens sont de sortie (sans concessions sur The greatest story ever told, progressives sur The Donkey) : le quatuor de Melbourne a clairement décidé de laisser derrière lui le format rock traditionnel, déjà bien rudoyé depuis les débuts du groupe. Tout d'abord par l'absence de plus en plus marquée des guitares qui se confondent souvent avec les claviers d'Erica DUNN quand elles ne se font pas abstraites, mais aussi par le phrasé désormais très marqué hip-hop de Gareth LIDDIARD (excessivement convaincant sur G.A.F.F.) qu'il explique comme une envie naturelle face à l'armée de boites à rythmes qui peuple le disque. Ce n'est pas un hasard si Deep States cite plus facilement le WU-TANG CLAN et son fameux C.R.E.A.M. que Neil YOUNG ou EINSTÜRZENDE NEUBAUTEN.  L'exercice de style n'est pas déplaisant ni dénué d'intérêt, mais a l’écueil de sous-employer les talents de Lauren HAMMEL à la batterie.

On retrouve une nouvelle fois le parti-pris du précédent Braindrops sur la grande majorité des morceaux, emplis de mélodies triturées à l'envie et de rythmiques lancinantes. Malgré tout, la torpeur qui en découle menace toujours de partir en vrille par de subtils changements de rythme. Ce qui colle plutôt bien avec cette humanité bousillée par son apathie et sa surexposition à une tonne d'informations conflictuelles. Le minimalisme de Reporting of a failed campaign fonctionne à merveille, même s'il met un temps fou à se mettre en place et trouver une direction, avant de décoller dans un sprit en zigzag mémorable, soulignant la narration de plus en plus haletante. À d'autres moments, on peut éventuellement regarder sa montre avec impatience, comme par exemple le temps d'un Suburbiopia qui laissera une impression de surplace assez frustrante.

Trop old school pour pouvoir se permettre l'utilisation de l'autotune (dieu merci), TROPICAL FUCK STORM n'en a pas moins saupoudré son Deep States de sons aussi étranges qu'inquiétants, et de samples allant d'un dialogue tiré de Jésus de Nazareth (« The good news I bring you is this : your captivity's over ») à des combats de Street Fighter, renforçant par là même le côté schizophrène du disque d'un groupe à la croisée des chemins. Passant du monstre décomplexé et tonitruant des débuts à une bête meurtrie retranchée dans sa tanière, TROPICAL FUCK STORM semblerait presque dépassé par cette tempête de merde planétaire en flux continu. Il va sans dire que Deep States ne révélera pas tous ses charmes après quelques écoutes distraites...

 

Eric F.

(01 octobre 2021)

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TROPICAL FUCK STORM. Deep States (Joyful Noise / Tropical Fuck Storm Records, 2021)
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Pour prolonger...

TROPICAL FUCK STORM : Bandcamp

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Dans nos archives écrites :
Chronique de l'album Braindrops par Eric F. (18/10/2019)

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Photographies : Eric F.
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