Guilt Ring (Sinderlyn Records) // par Nicolas Gougnot
Christopher Troufflard fonce dans la nuit. Les lames acérées de ses phares puissants déchirent le rideau d’encre. Les hurlements de son moteur perturbent l’obscure quiétude. A travers le pare-brise de son bolide, Christopher voit défiler à toute vitesse les arbres sur le bord de la piste. Il réalise enfin un rêve d’enfant : il est pilote aux 24 heures du Mans. Il vient de prendre le relais de ses équipiers. Il tient enfin entre ses mains le volant de la grosse voiture. Elle est vraiment très belle, avec sa peinture aux couleurs bigarrées et viriles, ses pneus énormes et ses ailes élargies, rebondies comme les gros muscles d’un fauve prêt à bondir. Elle arbore à l’avant de gros phares qui font comme des yeux de prédateur en chasse. Elle va très vite. Le moteur fait vraoum très, très fort quand il accélère. Les échappements font patapatapapata quand le pilote relâche l’accélérateur. Les pneus crissent dans les virages. Christopher roule à fond quand les autres cons se traînent à quatre-vingt kilomètres par heure et il trouve que la vie, c’est chouette.
Mais une chose le chagrine. Il y a tout plein de trucs dans l’habitacle, avec des boutons qui font des petites lumières partout, même sur le volant, mais rien n’est prévu pour mettre de la musique. C’est nul, quand on y pense. Vingt-quatre heures de bagnole sans musique, vous y croyez, vous ? Christopher pensait pourtant avoir tout prévu. Quelques minutes avant de prendre place dans la voiture de course pour son premier relais, il avait endossé sa combinaison orange et vert pomme, dans la ceinture de laquelle il avait glissé le disque de Vaguess. Il trouvait que cet album était particulièrement adapté à son activité, de par son aspect stimulant, énergisant et, finalement, assez irrésistible. Il avait ensuite enfilé ses petites bottines ridicules, son énorme casque, s’était frayé un passage dans la masse des mécaniciens et s’étai posté dans les stands à l’endroit prévu. A l’arrêt du monstre mécanique, il avait changé le siège baquet, sinon ça fait mal au popotin, s’était glissé dans le cockpit et, pendant que son équipier le harnachait, il avait appuyé sur plein de boutons au hasard pour donner le change, en réalité totalement concentré sur la localisation de la fente du mange disque. Que jamais, bien entendu, il ne trouva.
Alors, pour son second relais, Christopher s’est débrouillé, et il n’est vraiment pas mécontent de lui. Profitant de son temps de repos, il a téléchargé l’album numérique sur le bandcamp du groupe et s’est procuré une enceinte bluetooth à introduire dans le bolide. Après les préparatifs d’usage, il prend place dans la puissante auto, s’élance en piste, libère la totalité des chevaux du moteur et, au moment d’aborder les Hunaudières, il déclenche l’instrument permettant de jouer l’album, qu’il a simplement posé sur les outils de télémétrie. Le vrombissement du moteur est soudain couvert par un vacarme encore plus fort. Le punk-garage de Vaguess emplit le poste de pilotage, envahissant semble-t-il également les écouteurs radio des ingénieurs dans les stands, puisque le pilote entend alors une voix dans son casque : « Christopher, c’est Jacky, as-tu un problème ? On entend beaucoup de bruit et la télémétrie s’affole ». « Uï uï, Gnou fa mien », répond Christopher. Il n’est pas aisé de converser avec un casque dont les mousses vous écrasent les joues. Mais il s’en fout, il n’est pas là pour causer.
A plus de 300 km/h, la longue ligne droite est avalée en quelques secondes, le virage très serré de Mulsanne s’approche dangereusement, Christopher est surexcité par la tellurique de Guilt Ring, premier morceau d’un album dense. Il ne peut s’empêcher de se trémousser, son pied appuie de façon irrégulière sur la pédale de frein, il coupe le virage un peu fort, escalade le vibreur, rebondit sur la piste, met deux roues dans la bande herbeuse opposée, rattrape l’équilibre en deux coups de volant et se lance à l’assaut de la longue ligne droite qui le propulse vers le virage d’Indianapolis. « Christopher, il y a une anomalie. On pense à une crevaison ou à un problème moteur. Peux-tu confirmer, s’il te plaît ? ». Ça commence à l’emmerder, Christopher, qu’on l’interrompe dans son immersion musicale. Alors il arrache la prise radio de son casque. Nan mais sans déconner, qu’est-ce qu’ils croient, les piétons ? C’est déjà assez compliqué d’écouter vraiment du garage punk tout en pilotant, on ne va pas rajouter une difficulté supplémentaire en causant en même temps. On peut pas tout faire à la fois. Indianapolis et Arnage sont franchis miraculeusement. Les virages Porsche, long et sinueux intestin de bitume entre deux murs, digèrent le véhicule au rythme plus calme de Can’t Hang, même si Christopher, emporté par son enthousiasme, gigotant comme un damné dans sa cage motorisée, se loupe un peu et frotte le mur une gerbe d’étincelles de carbone illuminant la nuit.
Encore deux chicanes et c’est le passage devant les stands, depuis le muret desquels les ingénieurs font de grands signes désespérés, superbement ignorés du pilote. Lequel est lancé dans des calculs stratégiques de haut vol : quatre minutes par tour, ça correspond à trois morceaux. L’album va donc me faire maximum cinq tours, crotte, j’aurais dû télécharger d’autres trucs, bah tant pis au pire, je m’arrêterai pour en récupérer. La courbe Dunlop est franchie approximativement, de même que les virages suivants. Les commissaires de piste agitent frénétiquement leurs drapeaux, ça fait comme des papillons de nuit pris dans la lumière. Christopher s’engage pour la seconde fois dans la plus célèbre ligne droite du monde. Le hurlement du moteur est masqué par les cris du chanteur. Le chuintement des pneumatiques sur l’asphalte est noyé dans la Telecaster fuzzée des Californiens. La trajectoire des chicanes est aléatoire et déstabilise l’appareil d’écoute posé en équilibre sur les instruments de télémesure. L’enceinte tombe entre les pieds du pilote, se coince sous la pédale de frein. Lancé à 330 km/h, le pilote est impuissant à ralentir le météore roulant, qui franchit dans un nuage de poussière les bacs de gravier censés freiner la course du projectile. Les paroles de Jimmy Gotta Go seront les derniers mots que Christopher entendra avant qu’il ne s’encastre dans les piles de pneus, ultimes images s’imprimant sur sa rétine.