There's a MONSTER in my pants // R.E.M.

Chronique musicale (réédition, 2019)
         
          À l'heure où R.E.M célèbre les 25 ans de la sortie de son courageux New Adventures In Hi-Fi, retour sur la réédition de l'album précédent du groupe d'Athens, le mal-aimé et incompris Monster.


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          « There's a monster in my pants And It does a nasty dance When it sees the light of day You can hear the people say 'Oh no, a monster ! Oh no, a monster ! Oh no, oh no, oh no a giant monster ! Monster ! Monster ! Oh no, a giant monster !' »
(The B-52's, Monster).

Si R.E.M. a entrepris de rééditer l'entièreté de son catalogue depuis son split en 2011, le traitement réservé aux disques allant de Murmur à Monster a été jusque là plutôt inégal, en qualité tant qu'en quantité. Pour l'anniversaire du vilain petit canard de la bande, on a mis les petits plats dans les grands : l'album original remastérisé, un album de démos, un concert intégral donné à Chicago et un nouveau mix concocté par le fidèle Scott LITT, le tout étalé sur pas moins de cinq CDs ; les versions vinyles se contentant du remaster et du remix. Branchons donc la machine à remonter le temps, direction 1994, époque où Bill CLINTON, la Super Nintendo et MTV sont le summum du cool, pendant que Friends fait ses débuts à la télé et qu'internet démarre sa folle ascension.

Don't Go Back to Rockville

Enregistrer en studio a rarement été une sinécure pour R.E.M. : on pourrait citer le jeune groupe sans le sou, paumé sous la pluie anglaise pour Fables of the reconstruction (disque malgré tout salement sous-côté), le quatuor devenu trio avec un Up qui se défendait comme il pouvait, ou encore les vieux rockeurs blasés beaucoup plus affairés sur leurs iPods que leurs instruments avec Around the sun. Mais Monster les éclipse probablement tous.
À cette époque, les quatre R.E.M. étaient les maîtres du monde à égalité avec U2, surfant sur les succès commerciaux et critiques que furent Out of time et Automatic for the people, tous deux portés par des singles intouchables (Losing my religion et Everybody hurts) qui finiraient par toucher un public infiniment plus large que la simple fan base construite de longue haleine depuis les années 80.
Sauf que le succès, Bill BERRY, Peter BUCK, Mike MILLS et Michael STIPE s'en tamponnaient pas mal (Kurt COBAIN a d'ailleurs déclaré qu'ils l'avaient géré « comme des saints ») et vivaient probablement un peu mal de devoir ce nouveau statut à leurs disques les moins rock, et donc les moins représentatifs de leur musique, tout aussi beaux qu'ils soient.
Le groupe l'avait fièrement annoncé avant même la sortie du disque, Monster serait l'album tonitruant du retour au rock. Stratégie on ne peut plus cohérente pour annoncer quelques mois plus tard une tournée mondiale fleuve, la première depuis plus de cinq ans. Il faut dire que l'idée de voir le groupe enchaîner les tournées de stades avec un contenu acoustique aux thèmes très sombres n'allait guère affoler les tiroirs-caisses.
 
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Malédiction grunge et paillettes glamrock

R.E.M. opterait donc pour un retour vers un son plus musclé, en plein milieu d'une déferlante grunge rendant obsolète tout artiste sans états d'âme ni guitares poussées dans le rouge. On allait donc voir ce qu'on allait voir : Bill BERRY s'était acheté de nouveaux fûts et Peter BUCK un nouvel ampli, allant même jusqu'à troquer sa légendaire Rickenbacker pour une Les Paul beaucoup plus lourde. Le rock et le fun seraient donc les maîtres mots des sessions d'enregistrements.
Sauf que quelques jours après les retrouvailles en studio, Michael STIPE fut frappé par la perte de son grand ami River PHOENIX, mort d'une overdose à la sortie du Viper Room à Los Angeles. Résultat, un long writer's block de plusieurs mois pour le chanteur en pleine mutation entre les débuts de sa boule à zéro et l'annonce de sa bisexualité à, à peu près, qui voulait bien l'entendre, après avoir lutté bec et ongles depuis les débuts du groupe pour préserver sa vie privée.
L'opération retour au rock se retrouvait donc dans une impasse. STIPE errait dans le studio pendant que le reste du groupe attendait avec de moins en moins de patience que l'étincelle de leur leader finisse par surgir.
Le sort semblait d'ailleurs s'acharner sur le groupe, puisque quelques semaines après avoir relancé la machine en studio, R.E.M. se trouva une nouvelle fois à gérer le décès d'un proche célèbre avec le suicide de Kurt COBAIN. L'amour mutuel que se portaient R.E.M. et NIRVANA était de notoriété publique, à tel point que COBAIN annonçait vouloir écrire son propre Automatic for the people pour succéder à In Utero, voire même collaborer sur tout un disque avec le quatuor d'Athens.
Mais cette fois-ci, plutôt que de freiner encore une fois la mise en boite du disque, la disparition de COBAIN aura sans doute aidé R.E.M. à se mettre un coup de pied dans l'arrière-train pour parvenir à ses fins. Il a évidemment été écrit un peu partout que Monster est le disque grunge de R.E.M.. Certes, la distorsion est ici servie à la louche, mais ça n'en reste pas moins une sacrée inexactitude. Les quatre géorgiens ne s'en sont jamais caché, ils ont puisé pour ce disque la plus grande partie de leurs influences dans le glamrock (T-REX, Lou REED, Iggy POP - cité dans I took your name), revisité à la sauce années 90.
Seul le poignant Let me in, incontestablement le plus beau morceau de l'album, fera une référence à la disparition du leader de NIRVANA, Mike MILLS jouant même le morceau sur scène avec la Jagstang de COBAIN offerte par Courtney LOVE à Peter BUCK. Mais c'est là que la comparaison avec le grunge s'arrête. Ça n'est pas un hasard si le groupe est parti défendre ce disque accompagné sur scène par RADIOHEAD et SONIC YOUTH, plutôt qu'avec BUSH et LIVE (dieu merci ! ).

Retour à la vie par le sexe

Malgré les tragédies, Monster réussit pourtant à se détacher de l'esprit funéraire d'Automatic for the people et se révèle assez rapidement être un disque terriblement adolescent : un peu mal à l'aise dans son corps en pleines mutations, tout en passant le plus clair de son temps à penser au cul. Visiblement transfiguré par son acceptation de personnage public, Michael STIPE, dont la voix rode un peu dans le mix, se permet quelques mues aussi singulières que libidineuses, notamment le temps d'un Tongue aussi vachard dans le propos (« les filles laides connaissent leur destin, n'importe qui peut se faire sauter ») que soul dans son interprétation. I don't sleep I dream se baigne quant à lui dans une nouvelle forme de luxure hésitante (« I could settle for a cup of coffee, but you know what I REALLY need» / « Do you give good head ? Am I a good lay ? I don't know, I guess so...»).
Tour à tour manichéen (Star 69, King of comedy) puis inquiétant (le glaçant I took your name, les aboiements de You), Michael STIPE semble éprouver une satisfaction perverse à incarner des personnages rarement recommandables, bien loin de ses habituels textes cryptiques.
Strange currencies en est une parfait exemple : le morceau aurait pu être un Everybody hurts part 2 s'il n'avait pas été habillé par une crasse poisseuse, le message universel d'espoir et de résilience original laissant ici la place à un narrateur en pleine phase d'obsession pour son histoire d'amour à sens unique.
Le star système en prend également un coup sur King of comedy avec Hollywood en ligne de mire (STIPE aurait écrit ce morceau suite à un projet filmique, Desolation Angels, avorté, avec Oliver STONE aux manettes) : « Je ne suis pas une marchandise » répète-t-il à l'envi sur la fin du morceau.
Malgré une inspiration certaine et sa libération sexuelle, Michael STIPE n'en est pas pour autant le poumon de ce disque.
 
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Les arpèges au placard

Ce rôle incombe ici à un Peter BUCK qui laisse entendre à quel point il avait hâte d'en découdre à nouveau avec un rock lourd et riche en power chords. On peut facilement le comprendre, après des années à passer de la guitare acoustique au bouzouki, via la mandoline.
Son envie de batailler ferme face à SONIC YOUTH et la vague de Seattle fait plaisir à entendre. Trop cool pour assumer un solo de guitare digne de ce nom (son inénarrable refus de priorité sur What's the frequency, Kenneth ?), BUCK préfère se lancer dans des contrées sonores à des années-lumière de ses traditionnels arpèges cristallins. On ne sera d'ailleurs pas surpris de croiser un Lou BARLOW dans Bang & Blame et Thurston MOORE aux chœurs délicieusement laidback sur Crush with eyeliner, où BUCK démontre toute l'inventivité de son jeu de guitare, mélangeant avec grande classe les envolées criardes du refrain avec un son clair du plus bel effet.
Une sacrée prise de pouvoir, vu que le rôle de gouvernail revenait bien plus souvent à Mike MILLS aux débuts du groupe. Mention spéciale également à la ruche de six cordes en barbelés sur un Star 69 qui distribue les uppercuts.
Tout cela n'aura pas été sans lutter contre la nature profonde du guitariste, à en juger par le disque additionnel de démos. Le parti pris du groupe est ici assez surprenant, puisque les dites démos ne concernent aucun des morceaux du disque. On y trouve, à la place, la genèse de Monster, pile au moment où BUCK se retrouvait à la croisée des deux mondes, tant on y entend son fameux jeu d'arpèges se confrontant assez rudement à toute cette électricité en rab. Il faut être honnête, si tous ces morceaux en sont restés au stade embryonnaire (excepté le dispensable Revolution), c'est qu'il n'y avait pas forcément grand chose à en retirer.

Paradoxe monstre

Monster est donc paradoxalement le disque d'un retour aux sources, mais aussi d'une grande fuite en avant. Mais c'est surtout un album taillé pour la scène, comme nous le rappelle l'enregistrement du concert à Chicago. 24 titres allant des hits absolus (Losing my religion, Everybody hurts, Man on the moon) à des morceaux rarement joués live (Near wild heaven, Monty got a raw deal) en passant par quelques oldies pas du tout décaties (Welcome to the occupation, So. Central Rain). Si on oublie deux minutes les pépins de santé qui ont failli coûter leur vie à Mike MILLS et surtout Bill BERRY (victime d'une rupture d'anévrisme sur scène à Lausanne), le Monster Tour aura grandement aidé à déconstruire l'image intello du groupe, bâtie avec les deux disques précédents pour nous présenter un groupe ravi d'être sur scène, dans son élément. À l'image d'un Mike MILLS qui n'aura pas brillé que par ses scintillants costumes dignes d'ELVIS et Graham PARSONS, comme le prouvent ses chœurs sauvages sur What's the frequency, Kenneth ? et I took your name, ou son lead sur Near wild heaven, entre autres.
Même les morceaux de Green, qui avait lui aussi plutôt bien passé l'épreuve de la scène, prennent ici un sacré coup de fouet (Get Up, Pop Song 89 et un jouissif Orange Crush). Souvent présenté quant à lui comme le morceau préféré du groupe, Country feedback (tiré d'Out of time) prend une ampleur à fleur de peau phénoménale, magnifiée par le génial solo de fin de Peter BUCK qui tabasse tout sans avoir l'air d'y toucher. Cerise sur le gâteau, cette version débridée d'It's the end of the world as we know it (and I feel fine) en conclusion, plus orgiaque que jamais.
 
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Reprendre du poil du monstre

Pour conclure, quelques mots sur le remix 2019 proposé par un Scott LITT, qui avait jusque là fortement regretté certains choix dans son mix original. On peut au moins lui reconnaître d'avoir donné un visage radicalement différent au disque. Ici, Michael STIPE se fraye un chemin jusqu'aux avant-postes, ce qui permet de mieux comprendre les paroles et fait donc un peu perdre en mystère à la bête ; ce qui ne convient absolument pas à I took your name, mais marche en revanche particulièrement bien sur les morceaux les plus posés (la triplette Strange currencies, I don't sleep I dream et Tongue). Certaines prises de risque laisseront beaucoup plus circonspect, comme la disparition du trémolo sur le refrain de What's the Frequency, Kenneth ? ou l'apparition de percussions sur Bang & Blame. Mais le plus gros loupé sera à chercher du côté de Let me in, où la guitare hyper saturée tient désormais dans la poche d'un jean slim et le merveilleux clavier liturgique de Peter BUCK a criminellement disparu. Évidemment, la presse spécialisée (?) n'a pas manqué de s'extasier sur cette nouvelle version mettant en avant tout le désespoir du morceau. Certes, la voix de Michael STIPE est assez impressionnante, mais ça finit plus par ressembler à une démo qu'un vrai remix... ce qui restera toujours plus estimable que la version digne des GYPSY KINGS livrée sur scène au crépuscule du groupe. On préférera retenir les guitares bizarroïdes sorties tout droit de chez WEEN sur Crush with eyeliner qui lui ouvrent une voie beaucoup moins frontale et au final assez rafraîchissante. La fin du disque (Circus envy et You) est, elle aussi, réussie, sans pour autant surpasser les versions originales.

Il y a au final quelque chose d'assez réjouissant dans le fait de constater que Monster a su bien vieillir. On peut espérer que cette copieuse réédition donnera un second souffle au disque, dont la longévité aura été plutôt chaotique : entré directement en n°1 au classement des ventes chez Billboard, il se retrouvera bien vite en quantité industrielle chez les disquaires d'occasion. Monster n'a en tout cas plus l'excuse d'être un grand disque mal compris.
 

Eric F.

(12 novembre 2021)

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R.E.M.  Monster 25th Anniversary Edition (Warner, 2019)
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Pour prolonger...

R.E.M. : site web officiel
R.E.M. : vidéo-clip & extraits de concerts
          Crush with eyeliner
          What's the frequency, Kenneth (live)
          Country feedback (live)

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Dans nos archives écrites :
Les 25 ans de NAIHF (2021) par Eric F. [à venir]

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Photographies : bingO ; Warner ; Eric F.
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Illustrations (c) Greg FIERING / Migraine Boy ;
The Tilly Balloon Company ; (c) R.E.M. / Warner ; Eric F.

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