En mai 2022, notre Docteur ès 90's a rencontré le grand Simon JOYNER, à l'occasion de sa tournée européenne, juste avant la sortie de son album Songs from a stolen guitar.
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Tant pis si cela sonne comme un cliché, mais rencontrer Simon JOYNER est sûrement ce qui se rapproche le plus d'un entretien avec un Bob DYLAN des temps modernes. Pas du genre à se soucier du nombre de disques qu'il vend, Simon JOYNER a su bâtir une oeuvre impressionnante, offrant des écrins variés à ses chansons folk, qui se démarquaient déjà de la concurrence au début des années 90. Depuis, ses disques ont abordé une production plus léchée et confirmé le génie de notre homme, incapable de décevoir. Exemple ultime du songwriter vénéré par ses pairs (on recense, entre autres, BECK, Gillian WELSH, Kevin MORBY et son voisin d'Omaha Conor OBERST comme membres de son fan-club), Simon JOYNER nous a gratifié de quelques rares concerts français en mai dernier. L'occasion était trop belle pour ne pas aller poser quelques questions à un musicien dont la carrière s'étend sur trois décennies et seize albums, le tout quelques jours avant la sortie du très solide Songs from a stolen guitar.
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E N T R E T I E N //// E N T R E T I E N //// E N T R E T I E N
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"Tout le monde semble ému de pouvoir
assister à des concerts à nouveau"
Salut Simon ! Ça fait quelques semaines que ta tournée européenne a débuté...
Ça fait deux-trois semaines, oui.
Dans quels pays as-tu joué ?
La Belgique, les Pays-Bas, l'Italie et la France.
Comment ça se passe ?
Ça se passe très bien.
J'imagine que les concerts devaient te manquer ?
Oh oui, tellement ! Deux ans d'inactivité... enfin j'ai enregistré des morceaux, j'ai un nouvel album qui sort, mais en dehors de ça, je n'ai pas joué du tout avant mon arrivée à Bruges.
Quels types de réactions as-tu eu de ton public ?
Elles sont très bonnes. Tout le monde semble ému de pouvoir assister à des concerts à nouveau. C'est chouette parce que tu peux facilement considérer comme acquis que le public sera toujours là pour toi. J'ai le sentiment que le public a beaucoup apprécié ces concerts. Ils ont à nouveau lieu et chacun donne le meilleur de soi dans la transaction.
Il y a aussi le fait que tu sois assez rare dans le coin !
Oui, c'est vrai.
Ça rend cette occasion encore plus spéciale.
J'espère en tout cas !
Ta musique est évidemment importante, mais j'ai toujours eu le sentiment que tes paroles sont la base de tes chansons. Comment ça se passe avec les spectateurs qui ne parlent pas anglais ?
Ça peut être plus compliqué des fois. J'ai donné beaucoup de concerts dans des régions reculées ou des petites villes où il n'y a pas forcément beaucoup d'anglophones, mais parfois ils apprécient l'ambiance même si ils ne comprennent pas tout. Donc il y a des fois où ils semblent vraiment apprécier les concerts, peut être que cela leur évoque quelque chose qui les renvoie à des sentiments particuliers. Mais c'est plus compliqué dans le sens où la communication est coupée en deux. Il faut donc que je m'approche d'eux soniquement, parce qu'il peut y avoir des choses au niveau des paroles qui ne fonctionnent pas. Dans les plus grandes villes on parle plus facilement anglais, c'est un peu plus simple.
Est-ce que ça conditionne la façon dont tu joues sur scène ?
Ça ne m'affecte pas, je pense que ça joue plus sur l'impression d'ensemble, la façon dont le public va recevoir la musique. Je m'inquiète toujours : “Oh ils vont trouver ça chiant”. Mes chansons sont lentes et longues, ça ne va probablement pas leur plaire. Mais il y a des fois, comme hier soir, où quelqu'un va venir me voir après le concert et me dire “J'aime beaucoup ta voix”. C'est tout ce que cette personne avait à me dire, mais il y avait donc probablement une bonne connexion.
L'aspect lo-fi de ta musique a disparu depuis bien longtemps. Est-ce que le son de tes premiers albums venait d'une nécessité ou bien parce que c'était une esthétique qui t'attirait ?
C'est un mélange des deux. Je viens d'une éthique punk qui m'a toujours fait penser que les chansons ne doivent pas être trop grandioses et que tu dois tout faire par toi-même, donc l'esthétique du do it yourself m'a toujours semblé importante. Mais quand j'ai commencé, je n'avais pas les moyens de me payer un studio d'enregistrement. C'était donc un mélange des deux et il se trouve qu'à l'époque le lo-fi avait le vent en poupe, ce qui a permis à beaucoup de gens de sortir des disques qu'ils n'auraient jamais pu sortir sans ça. Ça a coïncidé positivement avec ma pauvreté, je suppose.
Il est en effet assez facile de te lier avec des groupes des années 90 comme SPARKLEHORSE, PALACE, SMOG, mais tu ne t'es jamais caché derrière un nom de groupe ou un alias. Pourquoi ?
C'était une erreur !
Tu penses que ça aurait changé beaucoup de choses ?
Je ne sais pas. Tu sais, tout le monde faisait ça à l'époque et mes héros sont des gens comme Tim BUCKLEY, Tim HARDIN, Fred NEIL ou Bob DYLAN et Elise WEINBERG, des songwriters qui n'avaient pas peur de mettre leurs noms sur leur musique. Tout d'un coup, des groupes comme les MOUNTAIN GOATS et SMOG sont apparus. Je me suis dit “Pourquoi sont-ils aussi couards ? Ils devraient être fiers de ce qu'ils font et mettre leurs noms sur leurs disques”.
Tu penses que c'est une façon de plus s'approprier sa musique ?
J'ai l'impression que je me serais caché derrière quelque chose d'idiot. C'est idiot parce qu'il ne s'agit pas d'un groupe, soyons honnêtes, il ne s'agit que d'une personne. À un moment donné ça peut devenir un groupe mais j'ai trouvé ça assez lâche de procéder ainsi. Et je n'étais pas vraiment touché par toute cette ironie des années 90. Je trouvais ça un peu trop facile, tu vois ? Je veux dire, PAVEMENT, voilà un sacré exemple [Simon regarde mon t-shirt]. Oh, mais c'est pas un t-shirt de PAVEMENT, c'est [David] NANCE, chouette ! Je trouvais que les textes de MALKMUS étaient vraiment très ironiques. Même si j'aimais beaucoup leur musique, je me disais que ça peut être bien d'être sincère aussi. Ce que font les autres m'importe peu, mais en ce qui me concerne, je voulais juste pouvoir dire que si ce que je fais ne te plaît pas, tu n'aimes pas la musique de Simon JOYNER. Plutôt que de m'appeler VOLCANO ou je ne sais quoi, avec un alias derrière lequel tu ne ferais que te cacher. Mais je pense que certains de ces groupes sont post-modernes dans un sens, comme des projets artistiques et ça me parle beaucoup. J'aime beaucoup SMOG, beaucoup de groupes avec des noms de ce genre, ça ne me posait aucun problème mais je ne me sentais pas connecté à cet aspect ironique.
Puisqu'on parle de SMOG, j'ai l'impression que Bill CALLAHAN a commencé à utiliser son propre nom quand il a commencé à assumer l'influence des musiciens folk que tu évoquais tout à l'heure...
Oui, je pense qu'à l'époque... Je ne veux pas parler pour lui, mais à l'époque où il a fait ses débuts il était très jeune et tu ne veux pas te la raconter. C'est une façon de se moquer de lui-même que de s'appeler SMOG, ce qui n'est pas quelque chose de très positif, si ? SMOG, c'est de la pollution ! Il se moquait probablement de lui-même et c'est quelque chose qui me parle, cette humilité. Je suppose que j'ai fait quelque chose de semblable avec mon nom pour publier mes chansons, Simon JOYNER's music is not important, c'était une façon de...
D'avoir une exception qui confirme la règle ?
Exactement.
"Ce nouveau disque sonne aussi bien que ceux
que j'ai pu sortir dans les années 2000"
Quelle est l'importance d'Omaha dans ta musique ? Pourrais-tu faire la même si tu venais de Californie ou de n'importe quel autre endroit ?
Oh non. C'est vraiment une très grande influence, car c'est de là que je viens. J'ai beaucoup de thèmes liés à l'isolation dans ma musique et vivre en pleine campagne affecte très clairement mon humeur et ma musique, c'est certain.
Je trouve que les conditions climatiques et les saisons sont également très importants pour ta musique. Ce qu'on retrouve jusque dans les pochette de tes albums. Par exemple, un disque comme Lost in the snow est évidemment lié à l'hiver alors qu'un disque comme Skeleton blues fait plus penser à l'été ou au printemps.
Je pense que tout dépend de quand je commence à écrire mes morceaux. Omaha a quatre saisons très distinctes. L'hiver est très froid et l'été très chaud. Je pense que d'un point de vue poétique, c'est assez agréable de compter sur des images liées aux saisons pour retranscrire l'expérience humaine. C'est juste un outil disponible parmi tant d'autres dans la boite à outils. Mais oui, il se peut qu'elles prennent une place importante dans un groupe de chansons par rapport à ce qui se passe dans ma vie, où le moment où je commence à composer ces morceaux. En général, j'ai de longues périodes où je n'écris pas et quand je m'y remets, j'écris mon disque dans un laps de temps assez court, je finis tout en l'espace d'un ou deux mois. Ça explique sûrement pourquoi ces images sont peintes tout au long du disque.
Tu l'évoquais tout à l'heure, Songs from a stolen guitar, ton nouvel album, sortira début juin 2022 [Les plus perspicaces d'entre-vous auront compris que l'interview fut réalisée avant la sortie du disque, NDLR]. J'ai été très surpris que le dossier de presse s'attarde autant sur la production. Es-tu d'accord avec ce qui y est écrit et dirais-tu que c'est ton disque le mieux produit ?
Le mieux produit ? Oh, je ne sais pas... Je n'en ai aucune idée. Tu trouves que c'est le cas ?
À vrai dire, je n'ai entendu que les deux chansons disponibles sur Bandcamp. Alors, oui, le son est très clair, mais comme je te le disais, j'ai été surpris que le dossier de presse mette autant l'accent dessus.
Je pense que c'est dû au fait que l'album a été enregistré pendant la pandémie et qu'aucun des musiciens ne pouvait se trouver ensemble dans la même pièce, accentuant l'isolation causée par la pandémie, qui a créé ces obstacles pour l'enregistrement. Et les thèmes du disques sont étroitement liés avec l'isolation, c'est peut-être pour ça qu'ils ont décidé de le mettre en avant. En ce qui concerne l'enregistrement, la plupart des parties des musiciens ont été enregistrées dans leurs home studios. J'ai enregistré mes parties de guitare et les voix dans un studio à Omaha dans les conditions du live, puis tout le monde a rajouté ses propres parties. Je ne sais pas si c'est ce qu'il y a de mieux à faire... Je pense que ça sonne très bien, mais tu sais, un disque comme Lost with the lights on a été enregistré dans un studio très classe à Los Angeles. Je pense que ce nouveau disque sonne aussi bien que ceux que j'ai pu sortir dans les années 2000.
En me fiant à ces deux morceaux disponibles sur Bandcamp, l’instrumentation et ta façon de jouer semblent très aérées. Est-ce lié au fait que personne n'était physiquement présent au même endroit pendant l'enregistrement ?
Oui, je dirais ça. Au départ je pensais que ce disque serait un album solo avec juste de la guitare et ma voix, chose que je n'ai pas faite depuis les débuts de ma carrière solo. C'est ce que j'avais prévu, j'ai donc cherché les arrangements des morceaux juste pour moi, comme si j'allais être tout seul et que ça allait bien se passer. Quand les autres se sont ajoutés, je n'avais pas prévu d'arrangements pour eux. Ils ont dû le faire eux-mêmes en partant de ce que j'avais déjà enregistré. En général, je sais à peu près où doivent aller les chansons avant de les proposer au groupe qui m'accompagne et on décide ensuite certains détails, comme rallonger une partie, mais il n'y avait cette fois-ci aucune possibilité de le faire, de laisser de la place pour des riffs. Ces chansons ont été écrites pour tenir debout par elles-mêmes et j'ai ensuite laissé quelques personnes les habiller un peu.
Est-ce que cela veut dire que le groupe a eu plus de liberté que par le passé ?
Oui, parce qu'il n'y avait pas moyen de changer ce que j'avais déjà fait. Si on avait tous été en studio quelqu'un aurait pu dire “Hé, pourquoi tu ne rajouterais pas quelques mesures après le deuxième couplet pour essayer ce truc que j'ai trouvé avant le deuxième refrain ? Ça serait super”. On rejouerait le morceau et on chercherait une façon de faire de la place pour tout. Mais on n'a pas eu la possibilité de le faire. Je pense que tout le monde a apprécié d'avoir cette contrainte supplémentaire... Je suppose que le besoin est à l'origine de toute création. Ils ont apprécié ce challenge, mais c'était clairement une expérience différente.
"Le seul disque que j'ai fait où je suis satisfait
de toutes mes parties vocales et du reste"
Tu as de nouveau enregistré ce disque avec Michael KRASSNER. Je me rappelle quand tu m'avais dit que tous tes projets devaient l'inclure. Qu'est ce qui rend votre relation si spéciale ?
C'est la personne qui est la plus proche de moi au niveau de la vision globale des morceaux. Dès que je commence à travailler des démos sur mon téléphone, il a toujours une idée très intuitive de ce qui conviendrait le mieux et je suis toujours du même avis que lui. C'est le musicien en qui j'ai le plus confiance. C'est un producteur aux goûts très sûrs, qui reste en retrait. Il n'essaye pas de poser sa patte sur les morceaux. Je n'ai jamais collaboré avec quelqu'un qui soit autant au service des chansons.
David NANCE apparaît de nouveau sur le disque également. Comment est née votre collaboration ?
Il joue dans mon groupe depuis pas mal d'années, ce qui nous a laissé le temps de faire pas mal de choses ensemble. C'est mon guitariste préféré et c'est un bon ami, donc quand j'ai décidé que chacun enregistrerait ses parties séparément pour le disque, je me suis dit que c'est Dave qui allait... Il connait ma musique depuis si longtemps, on a joué et tourné ensemble, il joue sur mes disques... Il sait ce que j'aime et on a des goûts similaires. Je lui ai fait confiance pour trouver des choses intéressantes. Il a enregistré plein de prises, il me disait “J'ai essayé quatre choses différentes sur ce morceau.” Comme on n'enregistrait pas en live dans le studio, tu peux donc choisir ce qui te convient. Il y a eu un gros travail sur les arrangements à la fin parce que je me suis retrouvé avec beaucoup trop de choses de la part de chacun. Il y avait trop d'orgue, trop de piano, trop de violon, trop de guitares. Tout le monde m'en a trop donné, parce qu'ils en avaient l'occasion, tu vois ? KRASSNER et moi avons ensuite édité tout ça jusqu'à la version finale du disque. Tout le monde savait que ça serait un disque assez spartiate mais ils voulaient tous me laisser le plus d'options possible parce qu'ils savaient qu'ils ne pourraient pas le refaire. Si on enregistrait en live et qu'on avait une super prise où je n'aime pas ma partie, je la garderais quand même parce que le reste me plait. Il y a donc des morceaux sur certains de mes disques où je grimace quand j'entends la façon dont je chante ou quand je suis un peu hésitant dans mon jeu de guitare, tous ces moments qui me dépriment un peu. Enregistrer comme on l'a fait m'a permis d'enregistrer les chansons en attendant d'être entièrement satisfait de mon chant et de mes parties de guitare, que tout ça sonne exactement comme je l'imaginais avant d'envoyer les morceaux au groupe. C'est donc le seul disque que j'ai fait où je suis satisfait de toutes mes parties vocales et du reste. C'est extrêmement rare.
Il pourrait donc y avoir plusieurs versions du disque ?
Bien sûr, je pourrais tout à fait m'y remettre avec KRASSNER et sortir une version full band avec tout ce qu'on a et qui sonnerait radicalement différent. Ça pourrait être amusant.
En parlant de version alternatives, tu as récemment lancé un projet plutôt cool avec des albums fait maison...
Oui !
En gros, les acheteurs choisissent dix morceaux tirés de ta discographie que tu vas réenregistrer avec ton groupe pour financer ta tournée US...
Non, je vais les enregistrer tout seul. Je vais faire ça à la maison.
Comment tu t'en sors jusque-là ?
Ohlala, je ne sais pas dans quoi je me suis aventuré ! J'ai vendu beaucoup de pré-commandes et ça va me demander beaucoup de travail quand je reviendrai à la maison après la tournée. Il va falloir que je réapprenne plein de vieux morceaux. Je m'attendais à ça, qu'il y ait des morceaux que je ne joue jamais, ou que je ne joue plus. C'est l'occasion pour les gens de me faire revenir vers ces chansons [Simon s'est finalement retrouvé avec plus de 160 morceaux à enregistrer, NDLR].
As-tu de l'appréhension à l'idée de retourner vers certaines de ces chansons ?
Oh oui, complètement. Je dirais à peu près un tiers des morceaux !
Je suppose que c'est aussi l'occasion pour toi d'en faire quelque chose de nouveau.
Oui, dans tout ça il y a des morceaux que j'ai écrits quand j'avais 20 ans, c'est comme si ils avaient été écrits par quelqu'un d'autre. J'aime bien le gamin qui les a faits, ça va être amusant pour les gens, mais ça me donne vraiment l'impression de reprendre les chansons d'un autre. Je ne me retrouve pas forcément dans ce qui me préoccupait à l'époque mais je peux trouver des choses que j'apprécie dans quasiment tous ces morceaux. Ça va être une expérience amusante. J'ai toujours aimé quand des artistes reprennent leurs morceaux à des périodes différentes de leur carrière, comme Townes VAN ZANT qui réenregistrait des chansons de son premier album 20 ans plus tard. J'ai toujours trouvé ça cool. Jouer des chansons live prouve qu'elles peuvent avoir une nouvelle vie si elles sont suffisamment bien écrites. Elles pourront ainsi survivre à l'évolution de ta façon de voir le monde. Si tu peux trouver une façon d'entrer dans la chanson et te la réapproprier, alors c'est que c'est une bonne chanson. Il y a des choses très vieilles que j'ai faites qui me hérissent un peu le poil et qui ne fonctionneront probablement pas, mais ça sera fun quoi qu'il arrive.
Je trouve qu'il y a eu un changement significatif au niveau de tes textes sur tes deux albums précédents. Step into the earthquake donnait beaucoup dans le commentaire social, alors que Pocket moon est plus composé d'histoires personnelles.
Oui.
"Une chanson qui s'opposait au racisme
institutionnalisé aux États-Unis"
Est-ce parce que tu trouves qu'écrire des chansons engagées peut être oppressant parfois ?
Tu dis ça parce que je ne le fais pas si souvent ? Je pense qu'on était arrivé à un moment où il se passait tellement de choses affreuses aux États-Unis qu'écrire sur des sujets personnels me semblait quelque peu malsain. C'était juste mes préoccupations du moment, tout ce qui m'inquiétait. C'est pourquoi il y a pas mal de chansons avec un aspect commentaire social sur le disque. Il y avait aussi des choses plus intimes, mais je dirais que c'était du 50-50. C'est pour ça que c'est devenu un double album, parce que je n'avais pas assez de chaque pour en faire un disque à part entière. Ça m'a paru sensé de continuer à écrire et d'alterner entre les deux, tout en faisant en sorte que ça fonctionne. Mais ça reste très important à mes yeux d'écrire sur tout ce qui me passe par la tête. C'est très difficile d'écrire des chansons politiquement engagées sans qu'elles paraissent... C'est juste dur à faire. Je me concentre sur ce que je pense arriver à bien faire et j'ai senti qu'avec les chansons de ce disque, je pouvais... J'ai écrit plus de morceaux dans ce style, mais je n'ai finalement mis que ceux que j'estimais assez solides pour figurer sur le disque.
Il y a eu une grosse controverse avec ton morceau As long as we're in danger...
Oui.
Ça m'a particulièrement surpris que certaines personnes puissent mal comprendre ce que tu voulais exprimer. Ceux qui connaissent tes disques ont parfaitement dû comprendre que tu n'utilisais pas le “mot en N” juste pour choquer. Tu l'avais d'ailleurs déjà utilisé sur Medicine blues sans que personne ne trouve à y redire. Est-ce dû au contexte social différent aux États-Unis ?
À vrai dire, j'utilise le mot “negro” dans cette chanson, ce qui est très différent. Je ne pense pas que les choses aient changé, c'est juste que la puissance du mot a rendu toute forme de contexte hors-sujet pour beaucoup de monde, ce qui a rendu la capacité à réfléchir superflue. Peu importe le contexte. Certaines personnes se contrefoutent de ce qu'évoque le morceau, ou bien si on se trouve dans la même équipe. C'était une chanson qui s'opposait au racisme institutionnalisé aux États-Unis. Je veux dire, c'est assez évident que la chanson parle de ça et qu'elle essayait de passer au microscope la façon dont ces choses se déroulent dans notre histoire depuis la naissance du pays. Mais avec l'utilisation de ce mot, il y a eu un mouvement qui prétend que ce mot n'existe pas, que personne ne l'utilise. Je me suis un peu senti comme un journaliste à cet égard, en rapportant que le mot existe et que certaines personnes l'utilisent. C'est quelque chose que je ne suis pas prêt de refaire. Ça ne vaut pas le coup, c'est vraiment...
Trop de soucis ?
Oui et ça a également ruiné... Ça a été très mauvais pour moi. La façon dont ces choses apparaissent sur les réseaux sociaux font que ça se répand comme une trainée de poudre et personne ne va... À un moment donné, très rapidement, des gens qui n'avaient même pas entendu le morceau disaient “Ce mec est un raciste, il faut l'arrêter”. Tout ça est répété partout, et tout le monde te déteste alors qu'ils n'ont aucune idée de mon intention. Et tu te retrouves victime de la cancel culture pour quelque chose qui te tient vraiment à cœur. Soit l'exact opposé de ce que je voulais faire. Si je pouvais revenir en arrière, je trouverais une autre façon d'exprimer ce sentiment, mais à l'époque je n'ai pas trouvé quelque chose d'autre qui soit aussi affreux pour décrire tout ce qui se passait dans le pays. Tout était fait pour cultiver cette haine et ce racisme et donner la permission aux gens d'aller dans cette direction. J'ai essayé de souligner que ce n'était qu'une répétition de l'histoire. Au final, tout cela a fini par supplanter le morceau, toute cette controverse lui a fait perdre sa force... ça l'a éclipsé. Cette chanson n'a donc pas réussi à communiquer son message, ce qui en fait un échec. Je suis bien conscient que beaucoup de gens ont tout à fait compris ce qu'elle essayait de faire et l'ont apprécié. Mais que tant de gens n'aient pas réussi à le faire en fait un échec.
Il y a un autre morceau sur le disque, I dreamed I played with Lou REED last night que je trouve incroyable, et qui a mon sens a été complètement éclipsé par cette controverse. Peux-tu nous en dire plus sur l'enregistrement de cette chanson qui est très différente de ce que tu as l'habitude de faire ? Je crois que c'est ton morceau le plus long, et il est aussi beaucoup plus aventureux.
J'ai écrit les paroles, et j'ai dit au groupe que je voulais faire un morceau presque krautrock mais à deux accords, dans le style du VELVET UNDERGROUND pendant que je clamerai le texte. C'est une des chansons politiques du disque qui me semblait idéale comme conclusion. On a trouvé ce qu'on allait jouer en studio, de manière très spontanée. On l'a enregistré en une seule prise. Je voulais en faire quelque chose de cathartique et exprimer viscéralement toute la colère que je ressentais face aux évènements du moment. Le lien avec Lou REED peut se faire avec son album New York, que j'ai toujours beaucoup aimé parce qu'il est lui aussi très politique sur l'Amérique de l'époque. Il y exprime sa colère d'une façon fantastique et très puissante, c'est donc une sorte d'hommage de ma part, mettant en avant son esprit. Il n'avait pas peur d'écrire sur les choses importantes, les choses difficiles avec une compassion ultime pour les gens qui souffrent.
En parlant de ça, est-ce que le premier morceau de ton nouvel album est un clin d’œil à Caroline says ?
Peut-être oui, c'est possible. En tout cas je voulais vraiment que ça sonne comme... J'aurais aimé que Doug YULE le chante, parce qu'il a été écrit d'une façon qui fait que le morceau serait encore meilleur si je savais mieux chanter.
Tu utilises souvent des prénoms féminins en -ine comme titres de chansons, Caroline's got a secret, Christine, Geraldine, Catherine...
Ah oui, c'est vrai !
Simple coïncidence ?
Oui, je pense. Je pense que ce sont juste des prénoms qui sonnent bien et que j'aime prononcer. Ou alors ce sont des personnages qui sont inspirés de connaissances et j'ai dû changer le prénom... Certains savent de qui je parle, d'autres non.
Ça arrive souvent que les personnes concernées se reconnaissent ?
C'est déjà arrivé. Ça peut aller dans un sens comme dans l'autre.
En parlant des titres de tes chansons, ils ont souvent une forte puissance évocatrice, comme leurs phrases d'accroche. C'est quelque chose qui te demande beaucoup de travail ? C'est souvent très cinématographique, avec tout une scène dépeinte en quelques mots.
C'est gentil, merci. Tu sais, je pense qu'il est très important quand tu écris d'attraper l'auditeur pour le mettre de ton côté le plus tôt possible, mais j'ai une approche de l'écriture qui s'apparente parfois à l'écriture de nouvelles. Pour moi, c'est la façon la plus économique pour raconter une histoire. Si tu as besoin de dépeindre... il faut que tu établisses très rapidement la scène et les états émotionnels des personnages. Il faut aussi installer le conflit potentiel rapidement. C'est quelque chose qui me demande du travail. C'est quelque chose qui fait partie de mon art et je suppose qu'en ce qui concerne les phrases d'accroche, je sais à quel point elles sont primordiales. Je ne veux pas que mes paroles soient faibles, je veux qu'elles soient toutes puissantes, mais il faut qu'elles aient cet aspect cinématographique. Tu ne veux pas commencer de façon ennuyeuse.
Tu as déjà écrit un livre pour enfants. Tu t'es déjà intéressé à l'écriture d'un roman ?
Oui, en effet. J'y ai réfléchi. Mais je n'ai jamais trop exploré cette idée. C'est vraiment quelque chose que j'aimerais faire, je ne m'y suis juste pas encore mis. J'écris quelques nouvelles de temps en temps et elles finissent par se transformer en chansons et je trouve en général qu'elles sont meilleures. C'est meilleur quand c'est encore plus condensé que dans une nouvelle. C'est définitivement quelque chose que j'ai dans un coin de la tête et que je finirai peut-être par faire un jour. Ce n'est pas évident... C'est tellement habituel d'avoir recours à des chansons pour m'exprimer que je me sens un peu hors de mon élément quand je tente d'autres formes d'écriture. Je veux être efficace et finis toujours par me dire “Ah, et merde, je vais plutôt transformer ça en chanson.” J'aime beaucoup le défi qui consiste à avoir un effet sur la vie des gens avec une forme minimaliste et économique. Pour moi, la bonne poésie est la forme ultime d'art, mais aussi la plus difficile. Tu ne disposes pas de beaucoup de temps et il y a toutes ces règles que tu dois suivre. Je vois beaucoup de points communs avec l'écriture de chansons. Sauf que tu as la musique comme une béquille, ce qui fait que beaucoup de gens sont de mauvais compositeurs parce qu'ils ont de la bonne musique et ne passent pas beaucoup de temps sur leurs textes. Je pense que tu peux avoir les deux si tu fais en sorte que les mots tiennent debout tout seuls, et que tu ajoutes ensuite une musique qui t'aide à te rapprocher encore plus de ce que tu cherches à exprimer, même si tu n'as pas beaucoup de temps pour te concentrer sur la partie langage.
Tu disais tout à l'heure qu'il y a certaines périodes où tu es incapable d'écrire. Est-ce qu'il y a certaines situations qui sont plus propices à la création pour toi, ou est-ce que ça reste assez ouvert ?
C'est assez ouvert, oui. En général, il arrive souvent que je n'arrive pas à écrire entre la fin d'un disque et sa sortie. C'est assez ennuyeux. Ensuite, je peux enfin me concentrer sur la suite. Il m'arrive d'écrire des chansons qui vont mettre six mois à être enregistrées et ne sortiront qu'un an plus tard. Je peux donc avoir des périodes où je n'écris rien pendant un an et demi. J'essaye de me forcer mais je n'y arrive vraiment pas tant que le disque précédent n'est pas derrière moi. Sinon, je n'arrive à penser qu'à la date de sortie, comment l'annoncer aux gens, tout ça... Mais dès que le disque sort, le verrou saute et je peux commencer à envisager ce qui va suivre.
Chaque disque doit donc être dans le rétroviseur...
Oui, une fois dans le rétroviseur, je peux m'y remettre. C'est assez intéressant parce que je revisite des morceaux quand je joue sur scène, mais... J'aime juste aller de l'avant, je ne pense qu'à mon projet suivant, quel qu'il soit.
"Et si on reprenait un album de DEVO ? ”
On parlait de la nouvelle vie que peuvent prendre certaines chansons une fois qu'elles sont enregistrées, qu'as-tu pensé du disque de reprises de Simon JOYNER par The BRUCES ?
Oh mon dieu, je l'ai adoré ! Il est tellement bon ! Je me suis dit “Purée, j'aurais vraiment dû les enregistrer de cette façon, c'est vraiment chouette”.
Y a-t-il des morceaux sur ce disque que tu as trouvés supérieurs à tes versions ?
J'adore tout ce que fait Alex [McMANUS]. Je pense que c'est un génie. À l'époque il me disait “Ça pourrait être une chanson pop, Simon ! C'est une excellente chanson, mais tu la joues d'une telle façon que tu gâches tout son potentiel pop”. Oui, mais si ça sonne trop pop, j'ai l'impression de tricher. Mais j'adore quand les autres le font. Si je le fais, il va falloir que je le salope un peu d'une façon ou d'une autre. Je veux dégrader cet aspect pop par n'importe quel moyen. Que ce soit en ralentissant le tempo à l'extrême ou en rajoutant un piano désaccordé. J'aime bien mettre le bazar. Mais Alex croit complètement à la pop pure. Je ne pourrais absolument pas faire les choses de cette façon, mais j'adore quand il le fait. J'adore toutes ses versions de mes chansons.
Tu as de ton côté enregistré tout l'album Goat's head soup des ROLLING STONES avec David NANCE, ce qu'il fait assez souvent...
C'est vrai il reprend beaucoup de disques. C'est devenu sa vache à lait, genre “Faut bien payer les factures ! Et si on reprenait un album de DEVO ?”. On est parti en tournée tous les deux et on voulait un disque commun à vendre sur la route. On a fait cette tournée où on était en voiture tous les deux et il faisait ma première partie tous les soirs. On s'est dit “On va reprendre tout un disque qu'on va vendre aux concerts”. Le choix du disque s'est imposé à nous parce qu'on n'aime pas trop cet album. Il est assez excessif et boursoufflé... Il y a des bons morceaux dessus mais il y en a aussi de très mauvais. Ça nous a semblé être un projet amusant. Un peu de la même façon que PUSSY GALORE a repris tout Exile on main street. On a fait quelque chose dans le même esprit. On avait donc un CDR que quelqu'un a entendu et nous a dit “Oh, il faut que vous sortiez ça en vinyle”. On a donc sorti un pressage limité.
C'était via ton label ?
Grapefruit ? Oui, mais c'est Bada Bing qui a payé. Ils nous ont encouragé à le faire et nous ont dit “Si vous le faites, on vous le paye”. Mais on l'a sorti sur Grapefruit.
"Maintenir le niveau auquel je me trouve"
Tu as sorti tes disques avec un nombre incalculable de labels. C'est si difficile que ça de travailler avec Simon JOYNER ?
Oui, carrément ! Je ne sais pas. Tu ne peux pas te contenter de perdre de l'argent tout le temps. J'essaye de faire en sorte que les labels ne mettent pas la clé sous la porte à cause de moi. Je veux qu'ils puissent continuer de faire ce qu'ils font. En général, je leur demande de sortir un disque, si c'est le cas, tant mieux. Mais après... Faites autre chose et si vous êtes toujours motivés, on en fera un autre plus tard.
C'est pour ça que tu as lancé Grapefruit Records ?
À vrai dire, j'ai commencé à sortir les disques d'autres groupes qui me semblaient... Tu sais, ce sont généralement des disques underground ou expérimentaux qui cherchent leur audience, mais je ne voulais pas sortir mes propres albums. Et puis je me suis dit que c'était un peu idiot, ça ne m'empêche pas de travailler avec d'autres personnes. J'ai plus de contrôle sur la façon dont ma musique est vendue. Je collabore avec BB Island en Allemagne pour les versions européennes de mes derniers albums...
C'est une bonne chose. C'est souvent difficile de trouver tes disques par ici !
Oui, et ça coute cher de les commander en import aussi.
Ça t'a simplifié la vie de lancer Grapefruit alors ?
C'est beaucoup plus simple, oui. J'ai plus de contrôle et je n'ai plus besoin de jouer certains jeux... Tu sais, j'en suis à un stade de ma carrière où je n'essaye pas de gagner des milliers de nouveaux fans. J'essaye juste de maintenir le niveau auquel je me trouve. Je ne ressens pas le besoin de faire toutes ces choses stupides, ni de sauter des obstacles, c'est plutôt agréable.
Une dernière question pour la route, d'où vient le titre de ton nouvel album, Songs from a stolen guitar ?
Je suppose que ça vient du morceau-titre. Ce genre de chanson qui raconte une histoire. Il y a cette idée que tous les morceaux du disques sont liés à ce personnage, qui est peut-être une version de moi-même. Cette vie passée à raconter des histoires. Peut-être parce que je me sens comme un escroc parfois, paralysé par le doute, rien n'est jamais vraiment comme je l'entends dans ma tête.
Ça me fait penser à cette célèbre citation d'HITCHCOCK qui dit “Le véritable talent, c'est d'être capable de voler des choses à soi-même”. Tu dirais que ça peut s'appliquer à ce disque ?
Bien sûr. Je suis clairement coupable à l'heure actuelle de retourner vers des thèmes familiers et de retrouver mes vieux tours de passe-passe.
Entretien réalisé par Eric F.
(13 septembre 2022)XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Simon JOYNER. Songs from a stolen guitar
(Grapefruit Records, 2022)
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Pour aller plus loin
Simon JOYNER : Bandcamp
Simon JOYNER chez BB.Island
Songs from a stolen guitar : Bandcamp de BB.Island
Grapefruit Records : site web
Simon JOYNER
I dreamed I saw Lou REED last night
The only living boy in Omaha (Little Elephant session)
Live in London, November 6, 2019
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Dans nos archives écrites
Everybody else thinks they'e alone on the bridge
cette interview en version anglaise (06/09/22)
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Photographies : Eric F., Andrew Lachance, DR.
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