Réenchanter nos vies culturelles

Chronique livre (2022-23)
          Tiens, une nouvelle recrue dans le Casbah Webzine ? Oui, et nous lui souhaitons la bienvenue !
La lecture d'un livre sur l'école lui permet de questionner ses propres pratiques culturelles, en cette période où le visionnage de séries sur tablette remplace bien souvent le déplacement au cinéma. Réflexion bien évidemment applicable à la musique et sa dématérialisation.
Le journal d'un vieux qui réveille les moins vieux.

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       Journal désenchanté, c'est la chronique d'un professeur de français de janvier 1979 à décembre 1989. Onze années durant lesquelles l'enseignant prend au quotidien des notes sur sa vie : les élèves et les cours qu'il leur donne, au lycée et au collège (une époque où les profs sont indifféremment en charge de classes de sixième ou de Terminale, avant l'invention du collège donc), la météo et la force du vent (il vit à Grane, petit village près de Crest où le charme échevelé du Mistral perruque les fous et glace les os).

Bovarisme versus Aquabonisme

Les récits des cours et les états d’âme du pédagogue dubitatif coexistent avec la trace précise d'une pratique culturelle vive. Il relate chaque semaine un film vu et commenté, et c'est l'occasion de se remémorer des titres retenus par le temps, ou oubliés : Identification d'une femme d'ANTONIONI ou Les Capricieux de Michel DEVILLE, Les chasses du Comte Zaroff ou des films d'Alain RESNAIS... Il y a aussi des pièces de théâtre amateur et pro. Ce qui frappe, ce sont les kilomètres avalés depuis le petit village perdu pour accomplir ces sorties : TNP de Villeurbanne, Apte, Festival d'Avignon et bien sûr, le chef-lieu de la Drôme, Valence, où l'auteur va au cinéma et fréquente La Compagnie des Spectacles de la Vallée du Rhône (Les SVR !). On y lit une importance profonde donnée aux grandes histoires lues et vues (Phèdre, Emma Bovary, L'Odyssée), que l'enseignant, tantôt enflammé par ce qu'il y entend de vérités humaines, tantôt désespéré d'avoir à forcer des élèves à y accéder, ramène à la surface.
 

Avant Jack

C'est un voyage émouvant dans la vie culturelle d'un enseignant avant Jack LANG, avant le statut d’intermittent, avant la communication virale et les séries à la pelle... Une vie passée à voir, à lire, à dire et à en penser quelque chose. Voilà ce qu'est ce passionnant Journal désenchanté, Janvier 1979 – Décembre 1989, au cours duquel l'auteur ne cesse de douter du bien fondé de son travail de notations quotidiennes. « Il faudrait mieux brûler que de lire. Qui pourrait comprendre tant de platitude quotidienne ? » écrit-il au 5 octobre 1984. Ce qu'il ne sait pas, ce professeur de 40 ans qui s'écrit, c'est que le monde aura tellement changé 40 ans plus tard, que la façon qu'il a de réfléchir aux élèves, à la pédagogie, aux notions qu'il découvre en enseignant, cette façon même qu'il a de s'autoriser à en formuler quelque chose, aura un prix infini. Ce qu'il ne sait pas non plus, c'est qu'il m'aura conduite, moi au moins, sur les chemins d'un pays de lettres qui auront fait de moi, envers et contre tout, une femme qui écrit et lit encore, malgré la honte bien souvent, de ne plus avoir de pratique culturelle que le geste de cliquer sur épisode suivant, de me gaver de fictions pulsionnelles dont le nom de la boîte de production et le logo me sont davantage connus que celui du réalisateur.

Alors, grâce à lui, je vais me réveiller et moi aussi recommencer à tenir un journal, car il est bon de retenir un peu de ce qui passe sous nos pieds. C'est la leçon de ce livre.
Je lui laisse la conclusion, en faisant entendre son désir d'enseignant de 1984, un désir fragile, original et généreux, quelque chose qui sonne pourtant tout neuf en ce début 2023 et qui pourrait passer pour des vœux :
« J'étudie des textes, en classe, parfois désespérant. Je pourrais passer pour enseigner le désenchantement, enseigner que tout passe dans le flux du Temps, qu'il ne reste rien de nous. En fait je veux croire qu'il se constitue depuis que les hommes existent, se parlent, s'aiment, se haïssent, un capital de relations psychiques - sans notion de bien et de mal - qui enrichit l'univers, et multipliable à l'infini. Ainsi se constitue une sorte "d'énergie spirituelle". En fait rien ne passe jamais même si nous semblons l'oublier ».

 

Anaïs MACHINE

(10 février 2023)

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Jean-Louis GODET. Journal désenchanté, Janvier 1979 – Décembre 1989
(Edilivre, 2022)

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Photographies : Anaïs MACHINE
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