A PLACE TO BURY STRANGERS sur les rives du Nouveau Monde

Chronique (2022)
          La découverte d'un nouveau monde musical par notre correspondant Suisse.
 
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          Il ne sert à rien de mentir. Lorsqu’on a découvert le nouvel album See through you de A PLACE TO BURY STRANGERS, c’était la première fois qu’on écoutait la musique de ce groupe new-yorkais. La faute à bingO, le rédac'chef qui nous a balancé l’album parmi tant d’autres. « A » étant la première lettre de l’alphabet, le groupe était le premier à devoir être écouté. Tout bête. Et peut-être aussi la faute à cinq années de vie au Cap Vert, sous les tropiques entre morna, coladeira et funana... Quoi qu’il en soit, on a immédiatement filé chercher les cinq autres albums (A Place to Bury Strangers (Killer Pimp / Rocket Girl / Important Records, 2007), Exploding head (Mute Records, 2009), Worship (Dead Oceans, 2012), Transfixation (Dead Oceans, 2015), Pinned (Dead Oceans, 2018)) pour être sûr de savoir de quoi on allait parler, mais plus encore de comprendre comment on en était arrivé là. Car là est bien la question : comment en est-on arrivé là ?
 
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Commençons par le début. A PLACE TO BURY STRANGERS (aussi APTBS, soit UN ENDROIT POUR ENTERRER LES ÉTRANGERS en français) a été fondé par Oliver ACKERMANN en 2003 et se définit de lui même comme « le groupe le plus bruyant de New York ». On n’est pas allé vérifier et en fait, on s’en fout. Sans nul doute qu’il y a plus bruyant et alors ? Question de définitions et de connaissances. Mais, de fait, pour être « bruyant », APTBS est bruyant. Ça c’est sûr ! Aucun doute là-dessus ! Disons que les APTBS n’aiment pas le vide, les silences, les moments calmes. Leur musique est toujours en flux tendu, remplissant les oreilles pour éviter tout gaspillage d’ondes audibles, ou empêcher de fermer l’oeil, de reprendre son soufle (The Falling Sun). Pour les accros mainstream des cases biens remplies, on peut dire que les compos de APTBS se situent dans un mélange de showgaze / nu-gaze et de noise pure. De suite, c’est plus parlant, pas vrai ? Certains esprits parlent également de psychédélisme. Pourquoi pas ? Autre certitude, ils ont parfaitement intégré le shoegazing et le grunge des années 1990 et ont choisi délibérément de les fusionner pour aller voir du côté des ultras-limites. On y reviendra. Et quand on dit « ils », il faut comprendre « Oliver ACKERMANN », car le groupe a connu une évolution systémique depuis le premier album, avec une seule constante : le fameux Oliver ACKERMANN, qui sévit au chant et aux pédales de guitares Wah-wah, Chorus, Delay and Co. Aussi, sont passés par là les bassistes Jonathan SMITH (2003-2010) et Dion LUNADON (2010-2020), ainsi que les batteurs Jason WEILMEISTER (2003-2012), Robi GONZALEZ (2012-2018), Lia Simone BRASWELL (également au chant / 2018-2020). Pour ce sixième album, Oliver ACKERMANN s’est entouré du couple Sandra (batterie) et John (basse) FEDOWITZ, membres de CEREMONY EAST COAST et vieux copains d’Oliver. Les deux hommes jouaient il y a fort fort lointain dans SKYWAVE.
 
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Question comparaison, d’une manière trop générale pour être vraie, les critiques comparent quasi systématiquement APTBS aux JESUS AND MARY CHAIN, peut-être parce qu’ils ont joué ensemble ou plus sûrement dans un effet de mode « copier-coller » si tendance dans le milieu de la critique, car perso, nous, on voit pas pourquoi. Ils font de loin beaucoup plus penser aux autres maîtres es-shoegazing, MY BLOODY VALENTINE, copains de Sofia COPPOLA (Lost in Translation, 2003), ou leurs suiveurs-successeurs, mais en beaucoup plus névrotiques, red-bullifiés, limite destroyed. Et pour cause, les cinq premiers albums de APTBS sont hyper shoegaze. Tout y est. Le fameux mur du son de Phil SPECTOR, les racks de pédales sont au sol, les mélodies lancinantes et rêveuses, le tout soutenu par un duo basse-batterie d’enfer, tonique à souhait. Il faut dire que côté pédales, ACKERMANN s’y connaît puisqu’il est le patron (CEO) de la société Death By Audio qui fabrique... des pédales d’effets pour guitares, ainsi que, chose beaucoup moins connue, des synthétiseurs. À ce sujet, ACKERMANN expliquait il y a quelques années : « Nous ne nous sommes pas vraiment concentrés sur cela, mais nous en avons construit un certain nombre que nous utilisons parfois avec APTBS en concert, ce sont des synthétiseurs à l’intérieur de boîtiers ou de guitares, ce sont des synthétiseurs basiques, on peut pratiquement faire ce qu’on veut avec ».

Conscience professionnelle et liberté

D’un autre côté, à l’occasion d’une interview sur KEXP, de Seattle, pour la sortie de Transfixation, le présentateur Stevie ZOOM s’intéressait aux influences, sur APTBS, de DEAD MOON, un groupe de Portland qui a punkifié LED ZEPPELIN ou les ROLLING STONES (du temps où ces derniers faisaient encore du rock). La réponse d’APTBS, hésitante mais polie, fut celle-ci : « leur musique est si honnête et réelle et graveleuse. On a essayé de faire de même. La musique est différente mais... on a essayé de faire la meilleure musique possible ».
 
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Peu importe. Revenons au sixième album. Pourquoi a-t-il si fortement marqué notre oreille alerte ? Lorsqu’on débute l’écoute de See through you, on entre directement dans le vif du sujet avec Nice of you to be there for me. Pas d’introduction. Malheur !... Pire. Un horrible horripilant beurkifiant beat à la mort-moi-le... agresse les oreilles, esseulé durant trois secondes micros qui paraissent une éternité. Détestable à souhait, on a failli couper, tellement ce son primaire heurtait nos conduits auditifs. Et puis, la conscience professionnelle, quand même, faut faire un effort. On a cliqué plus loin. Une minute, vingt trois secondes et là... Ben... retour au beat techno à deux balles. Et oui ! Pfuittt !... La claque. Ce premier morceau de See through you marque clairement que A PLACE TO BURY STRANGERS a non seulement atteint la maturité (six albums sur près de vingt ans, ça aide), mais plus encore, APTBS a atteint la chose la plus précieuse peut-être pour un groupe : la liberté. La liberté de sortir des carcans, du mainstream, des contraintes et de se limiter à faire ce qu’on a envie de faire, même si c’est risqué, même si c’est fou, même si c’est stupide. Et ce n’est pas anodin de savoir que durant la pandémie de COVID-19, alors qu’il était atteint du mal épuisant et mortel, ACKERMANN a composé (80 à 90 chansons dit-il), travaillé d’arrache-pied et décidé de fonder son propre label : DedStrange.
 
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L'inaudible devient audible

Nice of you to be there for me est une chanson dont la partie musicale franchit sans ambages ni remord les limites de l’audible, du convenablement correct, de la production « pour plaire aux oreilles », profilée par les productrices-producteurs majors ou indés. Très ouvertement, les guitares saturées, mixturées, maltraitées par les pressions de boutons sur les pédales du rack shoegazien, accostent l’interdit des maudites fausses notes, des sons rejetés, refusés, dénoncés comme impropres. On peut écouter encore et encore ce morceau, ou plus brutal, Dragged in a hole, plus industriel Ringing bells. Fasciné par ses sons inattendus, frais, dissonants, stridents et tant décriés, A PLACE TO BURY STRANGERS tient la route, dépasse le cap et se retrouve dans le Nouveau Monde. Le laid devient beau. L’inaudible audible. L’expérience risquée une réussite totale. En deux mots : O-N-A-D-O-R-E ! Nul doute que ce son là, ou plutôt cette approche fera des petits, des émules avertis et aventureux, et marquera la musique rock de demain, tant elle bouleverse les codes, choque et fascine tout autant. Tout l’album emporte l’esprit vers de nouveaux horizons, jusqu’au deux derniers morceaux, I don’t know how you do it et Love reaches out qui, eux, retrouvent, dans un mouvement decrescendo le shoegaze des débuts, des premiers albums, devenus traditionnels et proprets, pour rêveuses et rêveurs assoiffé(e)s de solitude, d’introspection, de rupture avec le monde environnant.
 
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Merveilleuses pédales

Comment en est-on arrivé là était la question ? Une partie de la réponse est donnée par Oliver ACKERMANN himself. Pour le Guitar Summit Web Camp 2020, il explique comment est conçu son rack de pédales d’effets, mais plus encore, comment il l’utilise. Un pur régal de découverte. Peu de choses sont laissées au hasard. ACKERMANN connaît parfaitement, en bon fabricant, les potentialités de chaque pédale, de chaque bouton et en use à merveille, pour sa guitare tout autant que pour sa voix.

Ce qui nous amène, pour achever ce papier, aux paroles. Il faut dire que, là, rien de nouveau. L’ensemble de l’album, noir et dépressif, parle d’amour-haine (Nice of you to be here for me, Hold on tight, Love reaches out), de souffrance (I’m hurt, My head is bleeding), de solitude ou d’amour impossible (I disappear, Anyone but you), d’échec (Dragged in a hole, Ringing bells), de déception (So low, Broken) et d’espoir tel que dans I don’t know how you do ou Let’s see each other qui commence par :
Open your heart to me
Explore the fantasy
We've got a chance to be together
Let's meet up late tonight
Indulge in pure delight
Syncopate our hearts to fiercely flutter

 
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Rien que pour vivre à plein ce son enchanteur et décadent, mais si revivifiant, on lui ouvrirait le nôtre sans limite. Reste à savoir s’il sera possible à APTBS d’aller plus loin, d’innover encore et de progresser sur les mers du soi-disant non audible pour nous apprendre à percevoir autrement, autre chose.


 

Grototoro, depuis Genève

(30 août 2022)

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A PLACE TO BURY STRANGERS. See through you (DedStrange, 2022)
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Pour prolonger...

A PLACE TO BURY STRANGERS : Bandcamp
A PLACE TO BURY STRANGERS : site web officiel

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Dans nos archives sonores :
Le Son Du Pick-Up #150

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Photographies : A PLACE TO BURY STRANGERS, DR / Discogs & Bandcamp
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