Officine

Dieu (Tanzprocesz) // par Nicolas Gougnot

Jean-Michel Blanchiasse est un homme heureux. Responsable de la branche Connaissance du Monde et Loisirs Créatifs au sein d’une entreprise cotée au CAC 40, il jouit pleinement de la patiente mais régulière ascension de sa carrière professionnelle vers des sommets où l’oxygène vient à manquer.

Ce qui n’est pas sans conséquences sur son physique. Extérieurement, Monsieur Blanchiasse semble disposer d’un corps absolument humain, bien qu’engoncé à vie dans un costume trois pièces. En réalité, en lieu et place du chef trône un appendice d’albâtre, intégralement glabre, voire lisse, délavé, blafard comme la peau d’un noyé, agrémenté d’une mimique crispée qui se veut un sourire. Son langage corporel l’indique tout net : Monsieur Blanchiasse ne s’épanouit que dans un écosystème de méchanceté.

Son kif le plus absolu est de faire morfler les employés placés sous sa férule. Il a ainsi débuté dans ses fonctions par des vagues régulières de réformes structurelles à la con, obéissant à la sainte trinité du dogme libéral : inutiles, inefficaces, iniques. Il ne peut pas s’en empêcher. C’est comme qui dirait atavique. C’est également l’occasion de concours avec ses collègues, surtout avec Lizbeth Amanger-Dufoin, la responsable du pôle Communication et Marketing, celle qui a le chic pour faires des déclarations publiques bien tordantes. L’émulation nourrit une spirale vertueuse. Sans que cela empiète sur la dynamique des projets en synergie, tels celui mené conjointement l’an passé avec son homologue de la division Sport et Activités de plein-air, Christophe La Castagne.

Monsieur Blanchiasse a amélioré le processus en rendant les mutations incompatibles entre elles, essorant un personnel soumis en outre au renforcement du contrôle de leur application. Il a été déclaré vainqueur haut la main en procédant à des concertations à l’issue desquelles il a laissé entendre dans les différentes éditions de La Vie de l’Entreprise, organe de presse interne, qu’il n’en avait rien à foutre de ce que les professionnels pensent, puisque c’est des cons qui ne comprennent rien, ce qui a poussé des agents de base à attenter à leurs jours. Nous pouvons imaginer avec quelle satisfaction il a accueilli la nouvelle.

Mais depuis quelque temps, Monsieur Blanchiasse nourrit de nouvelles ambitions. Il aimerait bien devenir Directeur Exécutif, avant, pourquoi pas, d’accéder à l’apothéose de sa vie professionnelle : Président Directeur Général.  A condition cependant d’être élu par le suffrage du Conseil d’Administration, ce qu’il peine à concevoir : affronter un suffrage n’est pas dans ses habitudes. De longues heures par jour, il s’enferme dans son laboratoire d’idées maléfiques. Là réside d’ailleurs l’explication à la lividité de son teint. Dans son antre, Monsieur Blanchiasse devient Jean-Mi l’Apocalypse. Il effectue les dernières mises au point de sa dernière trouvaille, d’une efficacité redoutable. Infaillible. LE truc qui fera définitivement péter les plombs à ses inférieurs hiérarchiques.

Aujourd’hui, comme à son habitude donc, Jean-Mi s’apprête dans son labo des saloperies. Le processus d’immersion nécessite une préparation minutieuse. Jean-Mi commence par se débarrasser de ses oripeaux d’être civilisé. En d’autres termes : il se fout à poil. Le matériel est déjà prêt. Le fagot de tronçons de fil de fer barbelé. Le gros sel. Le disque d’Officine. Jean-Mi a conservé de sa scolarité dans l’enseignement privé catholique un goût prononcé pour la souffrance extrême. Il a besoin du calvaire pour créer. Se lacérer les chairs pendant que lui laboure les oreilles la noise radicale d’Officine, qui ferait passer les premiers Sonic Youth pour de jolies bluettes pop, est une apothéose. Stridences acides, martèlements frénétiques, perversion tonitruante, hurlements saturés, breaks répétitifs, une atmosphère de géhenne. Un comble pour un album nommé Dieu, Golgotha sonique accompagnant ses flagellations. L’hémoglobine gicle de son dos supplicié. Derrière l’afflux du plaisir pointe le génie créatif. Il devient Dieu. Un Dieu créateur, un Dieu maléfique.

Immergé dans cette atmosphère de folie furieuse, de méchanceté totale, il imagine, il conjecture, il invente, visualise. Ça se précise.  Cette conne de Reine lui demanderait :  « Pourquoi donc étiez-vous, comme eût été Dieu même / Si terrible et si grand ? ». Le voilà qui, au comble de la souffrance, se prend pour Ruy Blas, lui, le Don Salluste des temps modernes. La perte des repères. L’inversion des rôles, oui, l’inversion, c’est lui qui décide qui est qui, et, engoncé dans son hybris, décrète que les gentils sont les méchants et vice-versa. Donc ce salopard de Don Salluste, celui qu’il est, devient Ruy Blas, le type avec les états d’âme qui ne servent à rien, mais qui a les faveurs du public. Et il la toise de toute sa hauteur, cette poufiasse de reine, et il lui répond ce qu’elle a envie d’entendre, elle se pâme, il en fait ce qu’il veut, de cette connasse mal baisée. Ça grince de la guitare. Ça grésille de la basse. Jean-Mi dévide la pelote. C’est ça. Faire passer des vessies pour des lanternes. La batterie emmanche de ces pains dans la tronche. Les pires saloperies deviennent des progrès. Il fonde, il forge. Il est le Démiurge. Et Officine martèle. Et Jean-Mi se taillade. Et Officine vocifère. Et Jean-Mi se déchiquète. Et Officine dilacère. Et Jean-Mi se dépèce, se charcute, oui ça vient, il y est presque, ça vient, oui ça y est ! Un afflux de puissance incontrôlable, inconcevable, foudroyant. Jean-Mi fond de la bite dans la causticité virulente d’Officine. Puis vient le noir, la soupe originelle des prémices de l’Univers, le truc juste après l’étincelle chaotique du commencement de toute chose.

Quand le silence se fait, ses assistants dévouées et habitués du processus sortent de sa soue le corps inerte de Jean-Michel Blanchiasse, auquel ils apportent les soins nécessaires après une séance d’une telle intensité. Quelques minutes au calme, des sels de pâmoison, le carnet à souche des Notes de Service. Lavage délicat des chairs martyrisées. Incarcération de sa carcasse de carrare corrompu dans un costard neuf. Monsieur Blanchiasse est prêt.

Aussitôt remis en état de nuire, l’infect personnage s’empresse d’en référer au Numéro 1, le Président Directeur Général Napperon.
Ah Blanchiasse ! s’exclame ce dernier en décrochant son téléphone. Je viens de consulter votre dernière Note de Service, à propos du lexique inversé. J’ai adoré ! « Concertation = Dites ce que vous voulez, on s’en bat l’œil », « Bienveillance = Vous pouvez vous carrer votre augmentation de salaire dans l’oignon», « Vous faites un travail extraordinaire = Continuez à trimer comme des cons, vos congés pourraient bien sauter ». Vous faites fort, Blanchiasse, très fort. Vraiment. Ces foutus syndicalistes vont encore manger leur chapeau.

- Merci Monsieur le Président Directeur Général, vous me flattez.
- Dites-moi, Blanchiasse, il semblerait que vous sortiez à l’instant de votre officine infernale ?
- Tout-à-fait, Monsieur le Président Directeur Général.
- Alors, mon ami, quelle idée diabolique a une nouvelle fois émergé de votre immersion dans les cercles de l’Enfer ?
- J’ai pensé à un virus, Monsieur le Président Directeur Général.
- Un virus, dites-vous ?
- Oui Monsieur. Un virus qui nous permettra d’inonder l’entreprise de Notes de Services remettant en cause les fondements de la firme, les accords de branche, le droit du travail, les dispositions relatives à la sécurité, l’accès aux congés payés, aux soins, et cætera. Tous les secteurs de la société seront impactés pour le plus grand profit de nos actionnaires, Monsieur le Président Directeur Général.
- C’est une excellente idée que vous tenez là, Blanchiasse. Voyez avec nos labos en Chine quels délais ils peuvent tenir pour une production massive. En attendant, faites parvenir un mémo à mes services, que mes conseillers examinent votre projet.
- Bien, Monsieur le Président Directeur Général. Ce sera fait dans les plus brefs délais.
- C’est parfait, Blanchiasse. Vous êtes parfait.
- Merci, Monsieur le Président Directeur Général.
- Mais dites-moi, mon bon, d’où vous viennent ces coups de génie imparables ?
- Officine, Monsieur le Président Directeur Général.
 
DIEU - FAIRE LE MAL, by Laetitia