La Féline – Adieu L’Enfance LP (Kwaidan Records) // par Anton Schaefer
Le bleu est la plus profonde des couleurs : il est dit que notre regard s'y enfonce pour s'y perdre à l'infini. Pour le peintre Kandinsky, le bleu est « un mouvement d'éloignement de l'homme et un mouvement dirigé uniquement vers son propre centre, qui attire l'homme vers l'infini et éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel ». En composant « Adieu l'Enfance », La Féline songea à la couleur bleue : couleur qui orne l'artwork de ce premier album, la couleur qui pourrait caractériser les synthés utilisés dans ce dernier, et enfin la couleur qui traduit les sentiments exprimés dans ces chansons, des sentiments doux et tristes. Sur cet album, la pop de La Féline fait référence à tout cela : un mouvement vers l'infini et le désir de pureté.
On retrouve cette pureté dans la cohérence qui transparaît tout au long de l'album. À l'écoute, une ligne directrice semble tracer un lien solide entre toutes les chansons (qu'elles soient a capella ou bien accompagné par des synthés). Aucune ne semble hors-jeu, chacune a son importance dans le tout que forme « Adieu l'Enfance ». Si un album n'est pas la simple addition de quelques chansons, il se dégage ici un ensemble avec une identité propre. Cette identité est forgée par le choix d'une production, ascétique, qui laisse la place nécessaire pour chaque instrument et ne se perd pas à vouloir utiliser mille synthés. Beaucoup d'albums, aujourd'hui, sont marqués par le non-choix : "s'il faut de tout pour faire monde », alors il faut tout mettre dans un album, quitte à malheureusement parfois surproduire un disque. « Adieu l'Enfance » est un album construit sur un parti-pris, celui de la cohérence et d'une production subtile.
Ici, pas de postures, pas de minauderies non plus, les mélodies sont belles, mais on sent qu'en cherchant plus profondément, ces chansons portent quelque chose de grave et de tragique. Le bleu a dans sa profondeur « une gravité solennelle » toujours selon Kandinsky. Ces chansons sont sombres et élégantes, douces et dangereuses. Il est dit également de la couleur bleue qu'elle résout en elle-même les contradictions, les alternances (comme celles du jour ou de la nuit) qui rythment la vie humaine. On pourrait alors décrire l'album « Adieu l'Enfance » sous l'angle de la dualité. Au fil des titres qui composent ce disque, la tension joue au chat et à la souris avec la beauté, l'angoisse tutoie l'espoir, le courage affronte la peur. « Adieu l'Enfance » est un très bel album de pop, accessible et profond, le disque idéal pour une virée nocturne en voiture, ce genre de disque qui t'accompagne, t'enveloppe, et dont la présence rassure lorsque les kilomètres défilent.
Trois ans séparent cet album, « Adieu l'Enfance » de tes deux derniers EPs, « Wolf & Wheel » et « Echo ». Quel regard portes-tu sur le processus de création de ce disque ?
C'est sûr que ça a été un processus de création assez long, enfin par rapport à ce que l'on s'imagine être un processus de création d'un disque pop, je pense à l'époque des Stones, les types enchaînaient tous les six mois... Là, ça n'a pas été trop un problème d'inspiration en fait. Par contre, j'ai mis beaucoup de temps à trouver les partenaires, surtout le label qui allait m'aider à faire tout ça. Quand j'allais voir des gens dans des labels indés, on me disait : « ouais, t'as un potentiel pop, c'est dommage », et quand j'allais voir de plus gros labels on me disait « beh non, t'es trop spé ». Et du coup, j'ai passé quelques mois d'incompréhension, c'était un peu dur. Et donc tout ce processus de production, le moment où j'ai vraiment enregistré les morceaux avec Xavier Thiry (qui réalise l'album), j'étais vraiment face à mes propres choix, il n'y avait pas de directeur artistique pour me dire où je devais aller. Et c'était donc une liberté qui était un peu vertigineuse, mais finalement, je suis heureuse de l'avoir eu parce que du coup, j'ai fait le choix de ce qui me paraissait être le plus juste. Sur le moment, c'était vraiment dur, mais rétrospectivement, je trouve que cela donne sa nécessité au disque, tout ce temps et cette part de confrontation à mes propres choix.
Tu parles de production, et l'album est pour moi extrêmement cohérent dans les sonorités, et je perçois toutes les chansons comme un tout, il n'y en a pas une à l'écoute de l'album qui n'a pas sa place. Par exemple, sur le plan des rythmiques, le fait d'avoir beaucoup recours à la TR-808, je trouve que cela donne une identité sonore bien particulière à l'album, et aussi, peut-être, une sorte de radicalité dans ce choix des sonorités. Est-ce que toi, tu le perçois comme ça ?
Il y a vraiment un moment où je me suis dit qu'il n'y a pas de moyens particuliers. Après j'adore les sons de synthés, j'ai toujours aimé le son de la TR-808, et il se trouve que l'on avait une TR-808, ce qui est dans un sens un instrument qui est plutôt rare aujourd'hui, alors que c'était vraiment cheap au départ. Et puis, j'aimais bien l'idée d'être un peu ascétique, de faire un album qu'avec ces sonorités-là. J'ai vraiment travaillé cette idée-là de cohérence, même dans le propos. Sans faire l'analyse, moi-même du disque, j'y ai mis une espèce de sensation sur le temps, un peu dans toutes les chansons, et d'une manière différente à chaque fois. Et ça me fait plaisir que tu retrouves cette unité-là, car il y a aussi des chansons qui sont juste guitare-voix, ou même que des a cappella, et pour moi c'est la même musique, dans le sens où je m'en fous d'être new-wave. Bien sûr que j'adore ces références-là, j'adore The Cure, j'adore les Smiths, mais je m'en fous de faire signe vers ces musiques-là, ce que je voulais, c'est aller vers une sorte de pureté. Je trouve que l'époque est un peu boueuse, et pour moi ce disque, qui, dans une idée ascétique, a un côté qui peut être un peu squelettique dans la production parfois, est un geste. C'est d'essayer d'aller vers quelque chose de pur, pas au sens où moi effectivement, je serais pure, mais dans la musique en prenant un parti-pris d'honnêteté, sans mettre 150 couches d'instruments. Là, chaque instrument correspond à quelque chose qui est audible par l'auditeur. Il n'y a pas un instrument qui est là pour donner de la matière à un autre, de façon caché. C'est un truc que se fait beaucoup dans la production, et que j'ai vu faire, et je n'avais pas envie de ça. Et, j'avais également envie de jouer les chansons telles quelles en live.
Alors, tu évoques ces influences années 80 avec The Cure, et c'est particulièrement ce que j'ai retrouvé sur la chanson « Midnight », mélange parfait entre d'un côté Kas Product et de l'autre, plus actuel, Jessica93 par exemple au niveau du riff de guitare. Et le texte de la chanson renvoie à notre société qui parfois peut-être anxiogène, où la peur est cultivée par les multiples experts dont tu parles dans la chanson, les mêmes qui viendraient sur les plateaux télés pour parler d'émeutes ou de manifestations. Un propos très actuel donc.
Dans les influences, il y a clairement de ça. J'adore Robert Smith, c'est vraiment un de mes préférés, les parties de guitares dans « Killing An Arab » sont vraiment extraordinaires. C'est vraiment une référence, peut-être plus en tant que guitariste et en tant qu'individu, plus que de me dire tiens, je vais sonner Cure. J'aime beaucoup la personnalité de Smith. Et puis je pense que c'est parce qu'il y a aussi un côté un peu oriental, ce jeu sur un demi-ton. Souvent, les riffs avec un petit truc orientalisant comme cela, c'est ce qui me fait vibrer le plus. Même dans « Marquee Moon » de Television il y a un petit truc orientalisant. Et là, ce morceau « Midnight », effectivement, il y a ce truc politique. Il y a quelques années il y a eu des émeutes à Londres, personne ne comprenait ce qu'il se passait en fait. En gros, on ne savait pas si c'étaient des hooligans, ou bien des mecs ayant une origine politique particulière. Ils avaient foutu le feu à des magasins, et c'était intéressant parce que les journalistes ne savaient pas, en gros, s'il fallait les condamner ou pas. Après, il y a eu un appel à la délation pour savoir qui avait participé à ça. Cela m'avait marqué parce que je trouvais que ça représentait bien l'époque, avec cette espèce de violence dont on ne savait à qui l'attribuer, surtout qu'on n'était pas sûr s'il fallait vraiment la condamner. Tout le monde n'en peut plus de cette société, tout le monde sent bien qu'il y a un truc qui ne va pas. Et la chanson « Midnight », elle n'est faite que de questions, je ne prétends pas donner de leçons, je ne prétends pas du tout apporter des réponses. Mais, c'est ma façon à moi d'être politique. « Midnight » c'est un peu comme quand tu es au chaud chez toi, et puis il y a une pierre qui vient heurter une vitre, le riff de guitare est un peu comme ça : tu te réveilles d'un moment de repli sur toi-même, c'est un peu l'extériorité qui surgit.
Ces chansons traitent beaucoup de ton rapport avec le temps, l'absence, l'enfance... À l'écoute de l'album, je perçois une certaine dualité : d'un côté de l'angoisse, de l'anxiété, mais contrebalancées avec un autre côté, qui se voudrait plus rassurant, comme dans la chanson « Le Parfait État ».
J'ai lu quelque chose récemment qui parlait du rôle de consolation de la poésie, et j'y crois beaucoup à ça. Je pense que la pop a accompagné des mouvements durant le 20ème siècle, et elle a porté des choses plus loin qu'elle-même, et aujourd'hui on a un peu le sentiment que c'est plus difficile. Il n'y a plus vraiment de mouvements, mais il y a toujours pas mal de musiciens qui ont cette mélancolie, une espèce de rabattement vers des choses plus intérieures, plus intimes. Mais c'est une intimité qui a tout de même accès à la mélancolie de l'extérieur. Et cette part de consolation dans l'art en général, je la chéris beaucoup. Ce disque n'est pas du tout là pour ajouter de la froideur à la froideur, de l'angoisse à l'angoisse. Il est là dans une profondeur douceur, mais pas une douceur mièvre. IL y a beaucoup de mièvrerie dans les voix de nanas qui sont mises en avant parfois... J'avais vraiment envie de chanter de façon douce, mais sans minauderie en fait. C'est cette façon d'être dans la consolation, dans la douceur, mais sans se cacher de l'angoisse. Je ne cherche pas du tout à faire un truc qui serait agressif, froid, qui glace les gens. Je voulais rendre compte d'une inquiétude, d'un vertige existentiel, et en même temps, quelque chose d'un peu maternel, très doux. Et ça, je n'avais pas envie de le faire avec des sons chaleureux. Ce qui m'intéresse, c'est cette espèce de tension : de balancer la TR-808 avec des gros synthés, mais avec quelque chose de très humain aussi.
Alors tu chantes majoritairement en Français sur ces morceaux, et cela fonctionne très bien ; pourtant parfois, pour certains artistes français, chanter en anglais paraît être une solution de facilité, peut-être parce que la langue française reste compliquer à faire sonner en musique. Quel est ton rapport à la langue française ? Est-ce qu'écrire pour être lu, c'est différent d'écrire pour chanter ?
Ah oui, tout à fait. Mais je ne ressens pas cette difficulté à faire sonner les mots. Pour moi, je trouve qu'une langue est plastique quand tu la découpes un peu. Par exemple, je fais beaucoup sonner les voyelles un peu isolées du reste du mot. Dans les chansons « Adieu l'Enfance » ou encore « Les Fashionistes », je m'amuse avec le découpage des voyelles. Je ne me suis pas du tout interdit de rendre cette langue plastique. Je pense qu'elle a aussi un petit côté cérébral la langue française, qui est très pop et qui nous permet de jouer avec des choses plus émotionnelles. Cela vient contrer un peu le côté bonbon parfois de la langue anglaise. Je trouve ça assez inspirant en fait. Après la difficulté, c'est que tu ne peux pas dire n'importe quoi. C'est dur de dire des choses qui ne sonnent pas comme du remplissage dans une chanson, il faut que se soit des paroles qu'on ait envie de répéter. La difficulté que je rencontre avec la langue française, c'est concernant les vocalises, qui est un registre qui peut aller assez haut dans les aiguës. En français, c'est difficile. Avec le français, il y a cette contrainte de l'intelligibilité. Je pense que les Anglais s'en foutent que l'on comprenne ou que l'on ne comprenne pas. Alors que nous, tu arrives avec un truc en français et on ne comprend pas ce que tu chantes, c'est assez mal vu. Moi qui aime bien faire des vocalises, des trucs un peu fous, eh bien sur cet album ça m'a un peu bridé, même si j'en ai quand même mis sur « T'Emporter » ou sur « Le Parfait État ». Mais, il y a une force à chanter en français, lorsque les gens comprennent ce que tu dis. J'ai l'impression de m'adresser directement aux gens qui écoutent mes chansons, c'est un bénéfice à tout point de vue. Par exemple, j'ai fait une reprise d'une vieille chanson, « Le Roi Fait Battre Tambour », une histoire macabre, et lorsque je la chantais aux gens, je voyais leurs yeux, leurs pupilles se dilater parce qu'ils vivaient le morceau. Alors après, je ne veux pas dire que tout tient au texte, il y a aussi l'ambiance musicale qui compte. Mais tu sens que c'est comme si tu hypnotisais encore plus ton public parce que tu te donnes une force supplémentaire qui est celle de ce que tu dis. Je ne le vois pas comme quelque chose qui révèle, qui te dévoile, ou bien qui montrerait une faiblesse... Pouvoir utiliser la langue est au contraire une chance, c'est un moyen supplémentaire d'imprégner les gens.
On retrouve cette pureté dans la cohérence qui transparaît tout au long de l'album. À l'écoute, une ligne directrice semble tracer un lien solide entre toutes les chansons (qu'elles soient a capella ou bien accompagné par des synthés). Aucune ne semble hors-jeu, chacune a son importance dans le tout que forme « Adieu l'Enfance ». Si un album n'est pas la simple addition de quelques chansons, il se dégage ici un ensemble avec une identité propre. Cette identité est forgée par le choix d'une production, ascétique, qui laisse la place nécessaire pour chaque instrument et ne se perd pas à vouloir utiliser mille synthés. Beaucoup d'albums, aujourd'hui, sont marqués par le non-choix : "s'il faut de tout pour faire monde », alors il faut tout mettre dans un album, quitte à malheureusement parfois surproduire un disque. « Adieu l'Enfance » est un album construit sur un parti-pris, celui de la cohérence et d'une production subtile.
Ici, pas de postures, pas de minauderies non plus, les mélodies sont belles, mais on sent qu'en cherchant plus profondément, ces chansons portent quelque chose de grave et de tragique. Le bleu a dans sa profondeur « une gravité solennelle » toujours selon Kandinsky. Ces chansons sont sombres et élégantes, douces et dangereuses. Il est dit également de la couleur bleue qu'elle résout en elle-même les contradictions, les alternances (comme celles du jour ou de la nuit) qui rythment la vie humaine. On pourrait alors décrire l'album « Adieu l'Enfance » sous l'angle de la dualité. Au fil des titres qui composent ce disque, la tension joue au chat et à la souris avec la beauté, l'angoisse tutoie l'espoir, le courage affronte la peur. « Adieu l'Enfance » est un très bel album de pop, accessible et profond, le disque idéal pour une virée nocturne en voiture, ce genre de disque qui t'accompagne, t'enveloppe, et dont la présence rassure lorsque les kilomètres défilent.
Trois ans séparent cet album, « Adieu l'Enfance » de tes deux derniers EPs, « Wolf & Wheel » et « Echo ». Quel regard portes-tu sur le processus de création de ce disque ?
C'est sûr que ça a été un processus de création assez long, enfin par rapport à ce que l'on s'imagine être un processus de création d'un disque pop, je pense à l'époque des Stones, les types enchaînaient tous les six mois... Là, ça n'a pas été trop un problème d'inspiration en fait. Par contre, j'ai mis beaucoup de temps à trouver les partenaires, surtout le label qui allait m'aider à faire tout ça. Quand j'allais voir des gens dans des labels indés, on me disait : « ouais, t'as un potentiel pop, c'est dommage », et quand j'allais voir de plus gros labels on me disait « beh non, t'es trop spé ». Et du coup, j'ai passé quelques mois d'incompréhension, c'était un peu dur. Et donc tout ce processus de production, le moment où j'ai vraiment enregistré les morceaux avec Xavier Thiry (qui réalise l'album), j'étais vraiment face à mes propres choix, il n'y avait pas de directeur artistique pour me dire où je devais aller. Et c'était donc une liberté qui était un peu vertigineuse, mais finalement, je suis heureuse de l'avoir eu parce que du coup, j'ai fait le choix de ce qui me paraissait être le plus juste. Sur le moment, c'était vraiment dur, mais rétrospectivement, je trouve que cela donne sa nécessité au disque, tout ce temps et cette part de confrontation à mes propres choix.
Tu parles de production, et l'album est pour moi extrêmement cohérent dans les sonorités, et je perçois toutes les chansons comme un tout, il n'y en a pas une à l'écoute de l'album qui n'a pas sa place. Par exemple, sur le plan des rythmiques, le fait d'avoir beaucoup recours à la TR-808, je trouve que cela donne une identité sonore bien particulière à l'album, et aussi, peut-être, une sorte de radicalité dans ce choix des sonorités. Est-ce que toi, tu le perçois comme ça ?
Il y a vraiment un moment où je me suis dit qu'il n'y a pas de moyens particuliers. Après j'adore les sons de synthés, j'ai toujours aimé le son de la TR-808, et il se trouve que l'on avait une TR-808, ce qui est dans un sens un instrument qui est plutôt rare aujourd'hui, alors que c'était vraiment cheap au départ. Et puis, j'aimais bien l'idée d'être un peu ascétique, de faire un album qu'avec ces sonorités-là. J'ai vraiment travaillé cette idée-là de cohérence, même dans le propos. Sans faire l'analyse, moi-même du disque, j'y ai mis une espèce de sensation sur le temps, un peu dans toutes les chansons, et d'une manière différente à chaque fois. Et ça me fait plaisir que tu retrouves cette unité-là, car il y a aussi des chansons qui sont juste guitare-voix, ou même que des a cappella, et pour moi c'est la même musique, dans le sens où je m'en fous d'être new-wave. Bien sûr que j'adore ces références-là, j'adore The Cure, j'adore les Smiths, mais je m'en fous de faire signe vers ces musiques-là, ce que je voulais, c'est aller vers une sorte de pureté. Je trouve que l'époque est un peu boueuse, et pour moi ce disque, qui, dans une idée ascétique, a un côté qui peut être un peu squelettique dans la production parfois, est un geste. C'est d'essayer d'aller vers quelque chose de pur, pas au sens où moi effectivement, je serais pure, mais dans la musique en prenant un parti-pris d'honnêteté, sans mettre 150 couches d'instruments. Là, chaque instrument correspond à quelque chose qui est audible par l'auditeur. Il n'y a pas un instrument qui est là pour donner de la matière à un autre, de façon caché. C'est un truc que se fait beaucoup dans la production, et que j'ai vu faire, et je n'avais pas envie de ça. Et, j'avais également envie de jouer les chansons telles quelles en live.
Alors, tu évoques ces influences années 80 avec The Cure, et c'est particulièrement ce que j'ai retrouvé sur la chanson « Midnight », mélange parfait entre d'un côté Kas Product et de l'autre, plus actuel, Jessica93 par exemple au niveau du riff de guitare. Et le texte de la chanson renvoie à notre société qui parfois peut-être anxiogène, où la peur est cultivée par les multiples experts dont tu parles dans la chanson, les mêmes qui viendraient sur les plateaux télés pour parler d'émeutes ou de manifestations. Un propos très actuel donc.
Dans les influences, il y a clairement de ça. J'adore Robert Smith, c'est vraiment un de mes préférés, les parties de guitares dans « Killing An Arab » sont vraiment extraordinaires. C'est vraiment une référence, peut-être plus en tant que guitariste et en tant qu'individu, plus que de me dire tiens, je vais sonner Cure. J'aime beaucoup la personnalité de Smith. Et puis je pense que c'est parce qu'il y a aussi un côté un peu oriental, ce jeu sur un demi-ton. Souvent, les riffs avec un petit truc orientalisant comme cela, c'est ce qui me fait vibrer le plus. Même dans « Marquee Moon » de Television il y a un petit truc orientalisant. Et là, ce morceau « Midnight », effectivement, il y a ce truc politique. Il y a quelques années il y a eu des émeutes à Londres, personne ne comprenait ce qu'il se passait en fait. En gros, on ne savait pas si c'étaient des hooligans, ou bien des mecs ayant une origine politique particulière. Ils avaient foutu le feu à des magasins, et c'était intéressant parce que les journalistes ne savaient pas, en gros, s'il fallait les condamner ou pas. Après, il y a eu un appel à la délation pour savoir qui avait participé à ça. Cela m'avait marqué parce que je trouvais que ça représentait bien l'époque, avec cette espèce de violence dont on ne savait à qui l'attribuer, surtout qu'on n'était pas sûr s'il fallait vraiment la condamner. Tout le monde n'en peut plus de cette société, tout le monde sent bien qu'il y a un truc qui ne va pas. Et la chanson « Midnight », elle n'est faite que de questions, je ne prétends pas donner de leçons, je ne prétends pas du tout apporter des réponses. Mais, c'est ma façon à moi d'être politique. « Midnight » c'est un peu comme quand tu es au chaud chez toi, et puis il y a une pierre qui vient heurter une vitre, le riff de guitare est un peu comme ça : tu te réveilles d'un moment de repli sur toi-même, c'est un peu l'extériorité qui surgit.
Ces chansons traitent beaucoup de ton rapport avec le temps, l'absence, l'enfance... À l'écoute de l'album, je perçois une certaine dualité : d'un côté de l'angoisse, de l'anxiété, mais contrebalancées avec un autre côté, qui se voudrait plus rassurant, comme dans la chanson « Le Parfait État ».
J'ai lu quelque chose récemment qui parlait du rôle de consolation de la poésie, et j'y crois beaucoup à ça. Je pense que la pop a accompagné des mouvements durant le 20ème siècle, et elle a porté des choses plus loin qu'elle-même, et aujourd'hui on a un peu le sentiment que c'est plus difficile. Il n'y a plus vraiment de mouvements, mais il y a toujours pas mal de musiciens qui ont cette mélancolie, une espèce de rabattement vers des choses plus intérieures, plus intimes. Mais c'est une intimité qui a tout de même accès à la mélancolie de l'extérieur. Et cette part de consolation dans l'art en général, je la chéris beaucoup. Ce disque n'est pas du tout là pour ajouter de la froideur à la froideur, de l'angoisse à l'angoisse. Il est là dans une profondeur douceur, mais pas une douceur mièvre. IL y a beaucoup de mièvrerie dans les voix de nanas qui sont mises en avant parfois... J'avais vraiment envie de chanter de façon douce, mais sans minauderie en fait. C'est cette façon d'être dans la consolation, dans la douceur, mais sans se cacher de l'angoisse. Je ne cherche pas du tout à faire un truc qui serait agressif, froid, qui glace les gens. Je voulais rendre compte d'une inquiétude, d'un vertige existentiel, et en même temps, quelque chose d'un peu maternel, très doux. Et ça, je n'avais pas envie de le faire avec des sons chaleureux. Ce qui m'intéresse, c'est cette espèce de tension : de balancer la TR-808 avec des gros synthés, mais avec quelque chose de très humain aussi.
Alors tu chantes majoritairement en Français sur ces morceaux, et cela fonctionne très bien ; pourtant parfois, pour certains artistes français, chanter en anglais paraît être une solution de facilité, peut-être parce que la langue française reste compliquer à faire sonner en musique. Quel est ton rapport à la langue française ? Est-ce qu'écrire pour être lu, c'est différent d'écrire pour chanter ?
Ah oui, tout à fait. Mais je ne ressens pas cette difficulté à faire sonner les mots. Pour moi, je trouve qu'une langue est plastique quand tu la découpes un peu. Par exemple, je fais beaucoup sonner les voyelles un peu isolées du reste du mot. Dans les chansons « Adieu l'Enfance » ou encore « Les Fashionistes », je m'amuse avec le découpage des voyelles. Je ne me suis pas du tout interdit de rendre cette langue plastique. Je pense qu'elle a aussi un petit côté cérébral la langue française, qui est très pop et qui nous permet de jouer avec des choses plus émotionnelles. Cela vient contrer un peu le côté bonbon parfois de la langue anglaise. Je trouve ça assez inspirant en fait. Après la difficulté, c'est que tu ne peux pas dire n'importe quoi. C'est dur de dire des choses qui ne sonnent pas comme du remplissage dans une chanson, il faut que se soit des paroles qu'on ait envie de répéter. La difficulté que je rencontre avec la langue française, c'est concernant les vocalises, qui est un registre qui peut aller assez haut dans les aiguës. En français, c'est difficile. Avec le français, il y a cette contrainte de l'intelligibilité. Je pense que les Anglais s'en foutent que l'on comprenne ou que l'on ne comprenne pas. Alors que nous, tu arrives avec un truc en français et on ne comprend pas ce que tu chantes, c'est assez mal vu. Moi qui aime bien faire des vocalises, des trucs un peu fous, eh bien sur cet album ça m'a un peu bridé, même si j'en ai quand même mis sur « T'Emporter » ou sur « Le Parfait État ». Mais, il y a une force à chanter en français, lorsque les gens comprennent ce que tu dis. J'ai l'impression de m'adresser directement aux gens qui écoutent mes chansons, c'est un bénéfice à tout point de vue. Par exemple, j'ai fait une reprise d'une vieille chanson, « Le Roi Fait Battre Tambour », une histoire macabre, et lorsque je la chantais aux gens, je voyais leurs yeux, leurs pupilles se dilater parce qu'ils vivaient le morceau. Alors après, je ne veux pas dire que tout tient au texte, il y a aussi l'ambiance musicale qui compte. Mais tu sens que c'est comme si tu hypnotisais encore plus ton public parce que tu te donnes une force supplémentaire qui est celle de ce que tu dis. Je ne le vois pas comme quelque chose qui révèle, qui te dévoile, ou bien qui montrerait une faiblesse... Pouvoir utiliser la langue est au contraire une chance, c'est un moyen supplémentaire d'imprégner les gens.