Jean-Louis, Dominique et Barbara // Dominique A [LIVE]

Le Diapason, Saint-Marcellin (38) - 27 mai 2023
 
          Peut-on se consoler de la mort d'un artiste majeur
en allant voir un autre artiste majeur en concert ?

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          C'est une histoire qui remonte à trente ans. Ça fait beaucoup trente ans. Trente ans qu'on était étudiantes, fans de musiques et amies, parce que fans de musique. Rebecca portait un perfecto et un foulard bandana rouge autour du cou. Jeannot n'était pas encore dans la boucle, il apparaîtrait cinq années plus tard à Paris. Je les retrouve tous les deux sur le parking devant chez eux. Ils n'ont pas changé, on dirait des acteurs grimés en eux-mêmes. Vieux toujours beaux et rock. Quelque chose de jeune qui reste, de toute façon.
 

Préférer MURAT


Quand je demande à Jeannot s'il vient au concert de Dominique A, il me répond que non il n'y va pas, qu'il préfère MURAT. On sait tous les deux pourquoi il pose les choses comme ça dans cette opposition qui n'existe pas, n'a jamais existé. C'est que l'avant veille on a appris la mort de Jean-Louis MURAT, une mort brutale. De celle qui font le vide et empêche de comprendre. On n'en croit pas nos oreilles. De celle qui soudain font dire à Jeannot qu'il ne va pas à Dominique A parce qu'il préfère MURAT. Conscient de l'étrangeté de sa réflexion il se lance dans un comparatif qui n'a pas cours, qui ne tient pas la route, qu'on n'écoute finalement ni l'un ni l'autre.
Nous montons en voiture et ma portière refermée Rebecca déclare "Tu sais, moi je vais au concert de Dominique, parce que Jean-Louis est mort". Décidément... Mais c'est étrange, je m'entends lui répondre : "Moi aussi. J'ai pris ma place après l'avoir appris". Pourtant Rebecca et moi n'allons pas au concert de Dominique A de la même façon. De fait, j'ai presque tous ses albums et je l'ai vu plusieurs fois en concert. Alors que MURAT, j'avais arrêté depuis un moment. Je l'avais trop aimé. J'avais été coulée murée vive par MURAT et il restait immanquablement associé pour moi à une époque de jeunesse et d'amour. Après la rupture, je l'avais écouté pendant longtemps encore pour me souvenir, mais les nouveaux albums que je ne partageais plus avec personne ne me touchaient pas et après Tobogan, j'avais complètement arrêté. Dominique A m'appartenait davantage et ses chansons comme des chroniques, ou celles au refrain de chair et de métaphore avaient, au-delà des séparations, continué de m'accompagner, d'être vivantes.
 

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Celui qui peuple ma poétique


Soudain, je me souviens de ce qu'a dit Jeannot, son comparatif : "je suis moins sensible au texte. MURAT c'est un grand musicien". Pour ma part, je ne suis pas capable de dire. Mais il est vrai que les chansons de Dominique A siègent par pans entiers dans ce que je pourrais appeler "ma poétique". Mon créole, ma lalangue sont traversés de sa façon à lui, d'oser dans le langage et le texte. Je crois bien qu'il a contribué à m'apprendre à dire. Je suis très très sensible au texte. Et ce qui m'a toujours fait préférer les morceaux de MURAT qui n'étaient pas, comme je disais alors, "bourrins". J'aimais son timbre doux, ses prestations solos, ses mélodies à claire-voie. Oui, j'aimais entendre ses textes, et il m'en revient plein. Surtout que Rebecca a rempli la boîte à gans. "Regarde, je les ai tous pris ! Tu veux écouter lequel ?". Mon problème avec MURAT, c'est que c'est trop collé. Bien sûr, il me vient immédiatement d'écouter La chanson de Dolorès, mais ce serait vraiment ramener trop de douleurs de solitude, d'espoir que ça cesse ou que ça reprenne, et Rebecca a une idée. "Cherche Grand Lièvre, un disque bleu, mets le live, il est dément". Je fais ce qu'elle dit, "Le train bleu" dicte-t-elle encore. MURAT éclate dans l'habitacle et le paysage défile la voiture grise dans le paysage vert. Vercors à gauche et la plaine des noyers à droite, nous nous taisons et je pleure.

L'arrivée se fait vite, trop vite. Je voudrais seulement rester dans la voiture, continuer à rouler en écoutant MURAT et pleurer. J'adorais MURAT. Je me rends compte que j'ai arrêté de l'écouter parce que je l'adorais et que je me suis privée des dernières fois où il est venu en concert. Alors oui, je vais au concert de Dominique parce que la vie est courte et qu'il faut voir les gens qu'on aime, les écouter quand ils sont vivants. C'est ça un concert, un grand exercice de vivant et Rebecca et Jeannot sont des vivants qui continuent à aller au concert à 50 passés.
 

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Alors on en est là ?


Sur l'esplanade devant Le Diapason, il y a des gens éparses, des bobos, des vieux militants, et des gens normaux assis à des tables. Ils ont acheté un casse-dalle à l'inévitable camion de bouffe sympa avec ses barquettes en carton recyclé et ses couverts en bambou (qu'on jettera de toutes façon à la poubelle municipale car, non, ils ne recyclent pas chez Kiwi Coco, cuisine éthique et végétale). Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu énervée. J'ai l'impression d'avoir déjà vue cette scène. L'impression de connaître la musique. Peut-être pour ça qu'un peu aigrie, je ne vais plus tellement au concert. La suite me fera comprendre que non, je suis juste infiniment triste que MURAT soit mort et ça passe pas. Je me dis que ce n'est peut-être pas une bonne idée d'être venue au concert de Dom ce soir.
Nous mangeons finalement nous aussi au camion (et c'est très bon le wrap et la tarte aux fraises, merci Coco Kiwi !). Au bar, heureusement pas de bière locale, ça m'aurait achevée. Heineken miam !
On décide d'entrer. Une vieille prof à la retraite nous engueule en prenant nos contremarques : "Dépéchez-vous ils vont fermer les portes !". Lycéennes désinvoltes, nous nous foutons de l'affolement de la dame qui est bénévole du festival, car oui, c'est dans le cadre d'un festival qu'on est là. Le Festival Barbara à Saint Marcellin (Isère) a invité Dominique A. Quelqu'un dans la queue du camion a dit "ça fait 20 ans que la responsable voulait le faire venir". Je ne fais pas le lien entre lui et le festival. Pourtant, dans le courant du concert, Dominique nous raconte qu'il a reçu à ses débuts, de la part du Directeur du Bikini à Toulouse (où nous avions été le voir d'ailleurs), le surnom de Barbaro, à cause de ce que répétaient les journalistes de la proximité de sa voix avec celle de la chanteuse morte. Ça me revient, effectivement la première fois que je l'avais entendu à Lenoir ou à Pascale Clark, je m'étais demandée "très jeune homme ou femme mure? " Je n'avais pas pensé alors à L'Aigle noir, c'était Le courage des oiseaux.
Stupeur quand on entre dans la salle du Diapason : de haut en bas jusqu'au parterre, des places assises ! Et la scène de plain-pied avec les premiers rangs. Le pire, c'est que je ressens quand même un petit soulagement : "C'est mieux pour mon dos !". Alors on en est là ? Les concerts assis et MURAT a cassé sa pipe ? Mais putain, c'est quoi cette vie ?!
 

Vous aimez Dominique A, vous ?


Bon, on s'assoit, mais comme une catastrophe ne vient jamais seule, la vieille à côté nous branche direct :"Vous aimez bien Dominique A, vous ? Moi j'aime pas du tout !". On ne lui demande pas pourquoi elle est venue alors, hein ? On a compris : bénévole du Festival Barbara de Saint-Marcelin ! Un regard à la salle, elle en est pleine ! Des gens qui ne connaissent pas, qui sont là par hasard, qui ont eu des places gratuites avec leur CE. J'ai des envies de meurtres, mais Rebecca est vivante, une grande vivante, elle nous sauve : "Viens Ana, on va plus près, il reste des places !". Elle m'attrape par le bras, n'attend pas ma réponse, la rebelle, la rock'n'roll Rebecca, on court, on échappe à la vieille, on échappe à la vieillesse, pas au premier rang mais presque, on échappe à la mort... et la lumière s'éteint.

Dernier appel de la forêt, morceau récent, je suis dedans tout de suite, dans les mots, dans les phrases, comme si je lisais avec l'oreille, c'est comme écrit pour moi (oui,  je suis désolée, avec Domnique A je crois ça, qu'il écrit pour moi !). La révolution de chaque album est là, la nouveauté, la fraîcheur et la profondeur, chaque tour un peu plus fort, comme si le gars n'en finissait plus de progresser en avançant sur lui-même et en s'ouvrant de plus en plus. La merveille. Le morceau se termine, Rebecca crie "bravo", la jeune fille à côté d'elle me regarde, on rigole. Oui, bravo ! Ça enchaîne, flute traversière, contrebasse, batterie, piano. On dirait une scène de jazz. Et puis Bowling et Ostinato. C'est beau, mais je me perds un peu, je commence à regarder au lieu d'entendre. La tenue de Dominique A, le pantalon noir, la chemise sombre rentrée, les souliers, ambiance tour de chant... Et je commence à balayer la salle des yeux à nouveau : bénévoles. Justement deux d'entre elles s'assoient à ma droite. Comme elles ont fini de distribuer le programme, elle papotent en chuchotant comme des sourdes. Je me retourne, les regarde furieuse, elles continuent, alors je sors mon carnet pour noter mes impressions, me reconcentrer, ça les calme. Elles la boucleront la plupart du temps.
 

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Pas du putain de jazz !


Le concert est bien, mais quelque chose ne va pas pour moi. Les places assises ? L'absence de scène ? Soudain je crois que je sais : ce qui ne va pas c'est ce concert là, de Dominique A, après la mort de MURAT. J'ai envie de dire à Dominique "non mais là, tu dois pas faire du jazz, là. Maintenant que BASHUNG est mort et MURAT aussi, tu fais pas de la chanson, pas du putain de jazz !". Je sais que je suis injuste à l'instant, que justement c'est ce que j'aime chez lui, c'est la chanson, le renouvellement, les tentatives, les changements, la recherche. Il aurait pu aller dans n'importe quelle direction avant, quand tout allait bien, quand j'avais le choix, je pouvais tout accepter, même l'Orchestre nationale de Radio France, même, je ne sais pas moi, un duo avec l'hologramme de Barbara ça aurait été possible. Mais MURAT est mort ! Tu comprends pas ? Et je ne peux plus supporter de ne plus avoir le choix.

C'est précisément là que Dom m'entend (oui oui parce qu' il m'entend toujours quand je parle), il recule demi plié comme touché à mort, main en arrière, chope la guitare, l'enfourche et là, jure ! C'est comme s'il avait été dans ma tête, dans mon coeur, dans mon bide, il envoie La mémoire neuve, neuve comme jamais et ce sont des chants de passé, de présent, de futur qui se mettent à la lutte, dans l' âpreté rageuse, dans l'épreuve d'arracher à la mélodie d'avant sa nouveauté, de la faire sourdre, re-née au néant d'aujourd'hui. À partir de là, on n'entend plus rugir que le grand cri des recommencements : le roi est mort, vive, le roi ! L'un ne remplacera jamais l'autre, et le fleuve roulant sur lui-même et coulant, le concert se déverse pour remonter, Les Vagues et les regrets, la chanson étrange et sordide La maison, les sublimes Nouvelles du monde lointain, Comment certains vivent, Les roches, Nous n'irons pas plus loin ? Mais si bien sûr que si ! Et il le chante encore : "Tout sera comme avant" et, plus il le répète, et moins on y croit et plus on a envie de continuer quand même dans cette vie qui change toujours qui nous prend tout, nous retourne, nous essouffle, ne nous laisse jamais que le choix de nos mues.
 

Pour nous guérir, tous


Jamais repu, Dominique chante L'Horizon, chante Antonia, son Antonia, et puis nous offre Immortels, L'océan et Eléor et, comme ça, remontant les pentes jusqu'au rappel : Twenty two bar et... Le Courage des oiseaux ! Stupéfaction de cette audace à la source réinventée et reconnaissable, remise à la nécessité en scène ressuscitée, électrifiée sans chagrin, pour nous curer tous, pour nous guérir, tous, pour la prouesse d'une vie passée sans les traces mortifères de la répétition, vivace jusqu'à nos morts.

Une fois dehors, on attend un peu. Les musiciens sortent discutent. On sait que bientôt Dominique sortira lui aussi, qu'on pourra lui parler, oui, mais pour lui dire quoi ? On ne sait pas dire. On aurait honte de notre air ébahie. On préfère ne pas. Alors vivantes, on quitte le site, on remonte dans l'auto, par la fenêtre ouverte, on écoute dans la nuit tombée, le silence, l'odeur de terre au printemps.

 

Anaïs MACHINE

(16 juin 2023)

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Pour prolonger...

Dominique A : Comment certains vivent (site officiel)

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Dans nos archives sonores :
Rock à la Casbah #814 (31/05/2023)

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Photographies : DR, bingO
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