Francis Bebey

Psychedelic Sanza 1982-1984 (Born Bad Records, 2014) // Par N.Gougnot
Le 15 octobre 1987, c'est mon anniversaire. J'ai douze ans. Et mon père pleure. Blaise Compaoré vient de prendre le pouvoir au Burkina Faso, après avoir fait exécuter le chef du gouvernement, qui n'était autre que son frère d'arme, Thomas Sankara, alors surnommé « le Che Guevara africain ». Ils étaient arrivés au pouvoir quelques années plus tôt. Par le biais d'une révolution tiers-mondiste, terme qui n'était pas encore une insulte, la Haute-Volta post-coloniale était devenue le Pays des Hommes Debout. Ce 15 octobre-là, l'espoir est douché, l'avenir s'est bouché, toute possibilité de progrès économique et social allait être empêchée. La Françafrique mitterrando-chiraquienne est rassurée.
Le 31 octobre 2014, je repense au regard mouillé de larmes de mon père. Compaoré fuit son pays pour la Côte-d'Ivoire, protégé par des forces spéciales françaises, chassé par son peuple furieux. Furieux de ce que, depuis presque trente ans, la promesse et le rêve d'émancipation et de progrès politique, culturel, économique et social s'étaient transformés en régression terrifiante : maintien de la dépendance totale vis-à-vis de l'Occident, corruption généralisée, pauvreté généralisée, chape de plomb sur le souvenir de Thomas Sankara et tentative du Président de s'accrocher au pouvoir. Le Burkina est classé 181ème sur 187 pays pour ce qui concerne l'indice de développement humain. L'objectif panafricain de développement et de justice n'est depuis longtemps qu'un lointain souvenir, tué par les « politiques d'ajustement structurelles » au début des années 1980.
Ce sont justement ces mêmes années africaines du début de la décennie 1980 que le label Born Bad Records ranime, au travers de la publication d'une partie de l'œuvre du prolifique Francis Bebey. Un enfant de la colonisation française de l'Afrique, puis de l'indépendance : né au Cameroun à la fin des années 1920, fils de pasteur rigoriste, ses premières années sont marquées par la volonté de son père d'imposer à sa famille les codes du colonisateur en dépit d'un vigoureux inconfort matériel. Francis apprend donc la musique selon les règles occidentales et non les musiques traditionnelles doualas, qui l'attirent, émanations du Malin que la violence paternelle pense pouvoir extirper de ce petit corps... Malgré les brimades de son géniteur, son intelligence lui permet de suivre des études en métropole, ce qui lui permet un premier contact avec le jazz, puis avec les premiers théoriciens de la négritude, Senghor en tête. Devenu reporter radio, puis travaillant pour l'UNESCO à Paris, Francis Bebey n'en délaisse pas pour autant la musique, africanisant la guitare tout en rédigeant un essai sur les musiques traditionnelles de son continent d'origine. À partir de 1973, il se consacre presque exclusivement à la musique, explorant la voie d'un panafricanisme culturel apaisé, teinté de curiosité envers les traditions sonores du continent africain qu'il avait écumé dans le cadre de son travail journalistique, puis de fonctionnaire musicologue international. C'est donc en partant « à la recherche de [ses] racines africaines » qu'il exploite l'universalité subsaharienne du piano à pouces, autrement nommé sanza en Côte d'Ivoire et au Cameroun, son pays natal : des lames de métal fixées sur une calebasse ou autre caisse de résonnance. Source de bruit insupportable entre nos mains d'albâtre, il se révèle fascinant entre celles de celui qui sait et qui sent. C'est cet instrument qui constitue le socle du disque qui nous intéresse ici, "Psychedelic Sanza 1982-1984". Attention, il ne s'agit pas d'une énième compilation de musique traditionnelle qu'aurait pu proposer Ocora (ceci écrit sans animosité, bien au contraire, à l'encontre de cet organisme d'intérêt public), qui avait édité son premier album de guitare en 1965 : il ne faut pas oublier l'influence de la musique occidentale, présente malgré tout dans le travail de Francis Bebey, l'un des précurseurs de la musique électronique africaine (se référer la précédente sortie de Born Bad le concernant : BB039 – FRANCIS BEBEY AFRICAN ELECTRONIC MUSIC 1976-1982). L'on se trouve ici face à une passionnante expérience sonore, conçue en laboratoire, sans climatisation aucune, mais avec au contraire l'apport en oxygène de l'air libre et saturé des odeurs puissantes de l'Afrique. On retrouve la transe de la répétition infinie des percussions traditionnelles pourtant boîtarythmées, soutenues par les boucles mélodiques de la sanza, auxquelles se mélangent parfois des intrusions de n'dehou, la flûte pygmée. Le tout accompagné d'un chant en français, anglais, mais surtout en douala, car il s'agit bel et bien de chansons, et non de longues complaintes comme le continent africain sait en produire : toujours la digestion d'une double influence africaine et européenne.
Pourquoi chroniquer ce disque pour un webzine de rock ? D'abord Parce qu'il s'avère bien plus passionnant et stimulant que n'importe quelle production estampillée mathrock et bien plus hypnotique que ce que proposent tant de groupes s'essayant au néo-psychédélisme souvent besogneux et glauque. Si le morceau introductif, totalement instrumental, peut décontenancer/ennuyer celui dont le cerveau reptilien réclame le plaisir immédiat, le talent de Bebey pour la composition apparaît clairement au néophyte dès Bissau. Et ce n'est pas Sanza Tristesse qui va faire retomber l'attention, la mélancolie déclamée en français (Bebey est aussi poète) est soutenue par un terrible groove organique. On n'est pas non plus très loin de la techno (ou d'un machin approchant, j'y connais rien, les puristes rectifieront) sur Di Saegi, avec des chœurs bien perchés, sur Forest Nativity. Et les râles saturés qui tournent en boucles hypnotiques sur Tumu Pakara... Un bricolage de génie. Au final, il s'avère vain de tenter de décrire la musique de Francis Bebey en fonction des repères sémantiques du rock'n'roll, tant elle s'affranchit des codes, tout en restant accessible et en révélant une vivifiante modernité. Du psychédélisme sans drogue. Born Bad Records, encore...
(Et je voudrais également saluer la grande classe de la pochette, encore une œuvre magnifique d'Elzo Durt)