Death don't have no Mercy // Mark LANEGAN

Nécronique (2022)
          Disparu le 22 février 2022, le chanteur américain à la voix caverneuse Mark LANEGAN laisse une oeuvre immense, protéiforme et nourrie de belles rencontres.

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          Mark LANEGAN a fait ses premières armes chez les SCREAMING TREES, de 1985 à 1996, clôturant l'aventure avec un Dust armé jusqu'aux dents pour truster les sommets des classements de fin d'année. Évidemment, ce fût loin d'être le cas... Auréolés au même titre que MUDHONEY du statut de « meilleurs seconds couteaux  du grunge» derrière l'intouchable quatuor NIRVANA – PEARL JAM – SOUNDGARDEN – ALICE IN CHAINS, les SCREAMING TREES n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec le rock anxiogène made in Seattle. La « faute », outre à leur géolocalisation, au tube Nearly lost you (que LANEGAN détestait), catapulté dans la B.O du Singles de Cameron CROWE, film très dispensable avec un Matt DILLON qui en fait des caisses en leader du groupe fictif CITIZEN DICK (incarné par des membres de PEARL JAM), et malgré tout figure de proue de toute une génération addict aux chemises de bûcherons et aux jeans troués, contribuant ainsi à l'explosion du tiroir caisse à Seattle. Pourtant, à écouter la musique du quatuor d'Ellensburg, complété par les frappadingues frangins troncs d'arbre Pat et Van CONNER ainsi que Mark PICKEREL puis la Rolls Royce Barett MARTIN à la batterie, on imaginait plus facilement une version agressive et sans claviers des DOORS. Une comparaison bien aidée par les nombreuses ressemblances entre Jim MORRISON et Mark LANEGAN, tant physiques que vocales. Une filiation qui s'est progressivement estompée, comme les embardées psychédéliques du groupe, pour laisser la place à un classic rock pas forcément clinquant, mais foutrement puissante et efficace. Peut-on regretter de ne pas avoir attrapé le wagon de tête si c'était celui d'un train qu'on n'attendait pas ? Nous ramassons les copies dans deux heures.

LANEGAN s'était pourtant déjà vu donner l'occasion de toucher à l'immortalité. En enregistrant des albums en solitaire chez Sub Pop à partir de 1990, alors qu'il sait à peine plaquer trois accords de guitare, sa voix d’ogre irradie une musique teintée de blues sombre, de folk crépusculaire et confidentiel, marquée par les chansons de Tim HARDIN et LEADBELLY. À propos de ce dernier, il publie d'ailleurs une version poignante d'In the pines aka Where did you sleep last night sur l'inaugural The winding sheet, chanson que LANEGAN pratiquait déjà au sein de The JURY, un side project monté avec un certain Kurt COBAIN. Quelques mois plus tard, COBAIN se retrouve avec NIRVANA dans les studios new yorkais de Sony Music pour enregistrer son légendaire Unplugged in New York. Dernière piste du disque, la reprise de Where did you sleep last night, pour laquelle LANEGAN déclina l'invitation de COBAIN à venir la jouer avec son groupe, décroche la timbale et devient l'hymne de tout ado apprenti guitariste un tant soit peu rebelle. À tel point que Mars (la barre chocolatée qui nique les ratiches, pas la planète) va même jusqu'à remettre une pièce dans le jukebox avec un piètre sosie vocal d'UGLY KID JOE dans une pub accompagnant cette nouvelle relecture à des années lumière des versions du maître, de l'élève et du cambrioleur.

Histoire d'insister un peu plus sur ce malentendu grunge, LANEGAN fait une apparition inspirée en 1995 sur Above, l'unique album de MAD SEASON, supergroupe réunissant Barett MARTIN, Mike McCREADY (PEARL JAM) et un Layne STALEY (ALICE IN CHAINS) au micro, pas encore terrassé par son addiction à l’héroïne. Si on frémit à l'idée de l'ambiance qui devait régner backstage pour les rares concerts donnés par le groupe, et accessoirement dans la coloc' des deux chanteurs, des morceaux comme I'm above et Long gone day démontrent pourtant toute la complémentarité de ce duo vocal répartissant parfaitement les tâches : en sobre retenue pour LANEGAN, prêt à feuler (et à couiner) pour STALEY. La réédition de l'album en 2012 est d'ailleurs agrémentée de trois morceaux inédits co-composés avec LANEGAN, qui a toujours regretté, à l'instar des ses compères, que le groupe ne donne pas de suite à cet album.

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Suite à la défection des TREES, le premier coup de maître du Dark Mark en solitaire est à mettre au crédit de la splendide doublette I'll take care of you (1999) - Field songs (2001). Soit un album de covers old school (Fred NEIL, Tim ROSE, Tim HARDIN...) qui donnera un des plus beaux morceaux jamais enregistrés par le géant tourmenté (Creeping coastline of lights, joué à l'origine par les ultra-confidentiels The LEAVING TRAINS, sous forte influence GUN CLUB) enchaîné à un album de folk pur jus, qui n'hésite pourtant pas à ouvrir grand les fenêtres pour chasser le blues et laisser entrer la lumière. Déjà repris sur I'll take care of you, Jeffrey Lee PIERCE fait une  « apparition » posthume sur Kimiko's dream house, un vieux morceau co-écrit avec LANEGAN et preuve d'une amitié qui prit fin avec la disparition du leader du GUN CLUB en 1996 (oui ! ). Jamais avare en renvoi d'ascenseur, LANEGAN participera aux trois volumes du projet tribute The Jeffrey Lee Pierce Sessions Project (2009, 2012 et 2014), une mise en forme des chansons inachevées de son idole. Cela lui permettra accessoirement d'y côtoyer une nouvelle fois du (très) beau monde, entre Nick CAVE (pour qui il a jadis fait office de dealer et qui reprendra son Brompton oratory avec adoubement du créateur), Debbie HARRY, Mick HARVEY, Thalia ZEDEK & Chris BROKAW et un Bertrand CANTAT accompagné par Warren ELLIS.

Malgré ces rayons de lumière musicaux naissants, la vie de Mark LANEGAN aura toujours été loin d'être rose, comme pour justifier la gravité de sa voix. Fortement marquée par les addictions (vol, dope, alcool, castagne, sexe et pornographie, tout un programme ! ), l'existence de notre homme aura été maintes fois mise en péril avant ce 22 02 22 fatal. Et pourtant, cela ne l'a pas empêché de nommer le premier album de son Mark LANEGAN BAND Bubblegum (2004), après un dantesque Here comes that weird chill E.P l'année précédente, porté, entre autres, par le moitissime Sleep with me et le guilleret Message to mine. En tout cas, le nom de ce disque était certainement tout, sauf un hommage à une pop la plus décérébrée qui soit. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un œil au casting convoqué pour donner vie à ces chansons abrasives et électriques : on y retrouve, excusez du peu, une Polly Jean HARVEY au top de son incandescence, les tâcherons charbonneux Josh HOMME et Nick OLIVERI (avec qui il collaborera dans QUEENS OF THE STONE AGE), Mike JOHNSON (bassiste intérimaire du DINOSAUR JR., lui aussi brillant quand il s'agit de jouer aux folkeux ténébreux et solitaires), Brett NETSON (CAUSTIC RESIN, BUILT TO SPILL) et même des membres de GUNS & ROSES (Duff et Izzy, misère ! ).  Pas intimidé pour un sou par le standing de ses invités, LANEGAN maîtrise son art à la perfection. Planant très loin au dessus de la concurrence, sa voix se fait haletante sur les tubes Metamphetamine blues et Hit the city, tout en sachant se réserver des temps pour souffler, comme sur les splenides Morning glory wine et un Strange religion très joliment mis en image dans l'épisode du Unknown parts d'Anthony BOURDAIN consacré à Seattle.
Il faudra attendre huit ans avant de voir la suite des aventures du Mark LANEGAN BAND, cette fois-ci avec un nouveau backing band composé de rockeurs belges vétérans, prêts à suivre le patron dans sa (re)découverte de JOY DIVISION. Les beats prennent le pas, les guitares s’assagissent mais on n'est pourtant pas en manque de bons moments (Grey goes black, The Gravedigger's song), et ce malgré un Harborview hospital qui flirte d'un peu trop près avec U2. Mais qu'importe, puisque cette année 2012 aura surtout été l'occasion de croiser (enfin) Mark LANEGAN un été de Route du Rock. On n'avait pas fait le voyage pour rien : livré dans son style minimaliste caractéristique (j'arrive sur scène, me pose face au micro, le saisis et ne bouge plus d'un pouce) ce concert à la setlist impeccable et largement arrosé au bourbon (la boisson idéale pour accompagner ces morceaux) finissait de confirmer LANEGAN comme un des plus grands de sa génération. Et tant pis si les albums suivants de son groupe se seront entêtés à tracer ce sillon new-wave assez discutable jusqu'à la fin. La Légende était déjà écrite, imprimée, bien avant les mémoires de notre homme, un Sing backwards and weep (2020) peu avare en anecdotes aussi croustillantes que glauques d'où personne ne sortira grandi. Sauf peut-être une Courtney LOVE (?!) qui aura tout fait pour maintenir LANEGAN en vie dans une des ses descentes aux enfers opiacés. Triste épilogue, la sortie du bouquin s'accompagnera d'une pitoyable joute verbale par Twitter interposé avec la grande gueule Liam GALLAGHER (?! bis).

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On ne saurait en tout cas résumer Mark LANEGAN à sa particularité la plus frappante, à savoir sa voix : énorme, puissante, rauque, d'outre-tombe (terme désormais on ne peut plus approprié). En effet, tout ne fut pas que rugosité et ténèbres chez lui. Ainsi, avec l'écossaise Isobel CAMPBELL (ex-BELLE AND SEBASTIAN), dans un registre l’ours et la poupée proche de Nancy & Lee, il a su se montrer un peu plus lumineux. Cette association inattendue nous aura offert deux beaux albums (2005 et 2008) avant l'apothéose Hawk en 2010, ultime collaboration de haute volée, marquée par le succulent You won't let me down again qui aura, espérons-le, pu ouvrir l’esprit et surtout décrasser les oreilles des fans de rock stoner. Voire leur faire couler deux-trois larmes à la lecture du sobre et touchant adieu laissé par Dame CAMPBELL dans les colonnes du Guardian il y a quelques jours.

Mark LANEGAN était donc le roi des collaborations variées et de qualité, mais aussi des tribute albums (malgré le fait d'avoir déclaré qu'il n'y toucherait plus après sa participation à l'excellent Sunday nights : The songs of Junior Kimbrough en 2005). On peut, outre la filiation avec Jeffrey Lee PIERCE, penser à l'alliance avec les doués et soyeux anglais pop SOULSAVERS - champions de la reprise inspirée (Some minsunderstanding de l'oyseau Gene CLARK) qui ont eu l'idée de remplacer LANEGAN par Dave GAHAN (Dave a d'ailleurs repris le Strange religion de Mark en 2021 ; ça se mord presque la queue) -, aux covers (encore ! ) réalisées avec son ami Greg DULLI (des AFGHAN WHIGS) au sein des GUTTER TWINS, ainsi qu’aux expérimentations récentes avec Duke GARWOOD. Et pour ceux à qui la voix sombre et profonde de LANEGAN ne suffisait pas, on ne pourra que leur recommander de jeter une oreille à ce Feel like going home des NOTTING HILLBILIES de Mark KNOPFLER & friends, repris avec les (trop méconnus) WALKABOUTS du ténébreux Chris ECKMAN et Madame Carla TOGERSON.
Certaines collaborations furent improbables (Hey ! Salut MOBY ! Coucou UNKLE ! ), c’est ce qui rendait LANEGAN aussi attachant qu’indispensable. Outre la pose de sa voix sépulcrale sur le hip hop de WAX TAILOR (!), les amoureux de chanson française (précision : ce n’est pas un gros mot) ont su saluer sa participation poignante à la re-visitation de l’Élégie funèbre de Gérard MANSET (présent vocalement et accompagné d'Axel - Cargo de nuit - BAUER à la six cordes - oui ! ). Un titre qui prend désormais une toute autre ampleur. Ashes to ashes.

Mark LANEGAN avait 57 ans. Il est parti rejoindre Kurt COBAIN (qui en aurait eu 55 en cette année 2022).
Mark LANEGAN a toujours été en marge et le restera à jamais. Éternel outsider.
 

Eric F.
   &
bingO

(11 mars 2022)

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Mark LANEGAN. Sing backwards and weep - Mémoires
(Les Publications du Crépuscule / Camion Blanc, 2020)
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Pour prolonger...

Mark LANEGAN : Bandcamp
Mark LANEGAN : Blues run the game (live)
Mark LANEGAN : site web officiel

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Dans nos archives sonores :
Rock à la Casbah #766 - Émission hommage à Mark LANEGAN (02/03/2022)
Rock à la Casbah #765 (22/02/2022)

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Illustrations : Laurent CALVIN
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