Disappears - Irreal
Maëviq contemplait le morne paysage qui défilait à travers la vitre du véhicule qui l’emportait à vive allure vers un avenir incertain. Il réfléchissait, ou plutôt laissait aller ses pensées à leur guise. Les événements des dernières heures tournaient en boucle dans son esprit, sans qu’il réussît à les clarifier. De l’autoradio, maquillé en box automobile, s’échappaient les sons d’une musique qui accompagnait à merveille la météo hivernale et les arbres aux branches nues qui peuplaient, de loin en loin, la monotone plaine agricole du sud de la capitale. Le rythme froid marqué par une batterie matte, les guitares tristes, sans mélodies, ou alors atonales et pourtant atmosphériques, le chant presque parlé et la répétitivité de la musique l’impressionnaient, le terrifiaient presque. Il n’y était pas préparé : il n’avait rien entendu de tel, ni même envisagé l’existence d’une musique évoquant avec autant d’acuité le monde dans lequel il vivait. Le groupe se nommait Disappears, s’il en croyait les diodes illuminant le cadrant de l’appareil d’écoute, mais il aurait pu être baptisé La Ville. Il dispensait des ambiances glauques comme la Ville, centrées sur les pulsations électroniques, synthétiques. La Ville, et ses rues grises dans lesquelles s’engouffrait un vent glacial. La Ville, et ses usines aux cheminées gigantesques ne crachant plus depuis longtemps leurs panaches de fumées blanches, pas plus que les hangars ne laissaient échapper leurs éclats bruyants, bruits métalliques habituels auparavant. La ville et ses alignements d’immeubles de bureaux peuplés de tâcherons aux tâches répétitives et absurdes. La Ville, et ses immenses quartiers gris de blocs de béton abritant les casiers d’habitation tels que celui que Maëviq avait quitté, probablement définitivement, quelques heures auparavant. Jamais il n’avait envisagé être acteur des événements des dernières heures et qu’il se remémorait.
Alors que, dans le silence du casier, résonnaient encore les coups qui avaient été frappés à la porte, Maëviq s’était figé. Puis il avait reposé le casque qu’il tenait à la main, avait regardé avec regret l’ensemble des objets contenus dans la cache, conscient qu’il les contemplait pour la dernière fois, n’ayant plus le temps de tenter de les dissimuler. Il lui fallait ouvrir, sans quoi les voisins allaient signaler la perturbation régnant sur le palier. Blême, le front couvert d’une froide pellicule de sueur angoissée, le jeune homme avait entrouvert la porte, préparé à l’humiliation de l’interpellation.
De surprise, il avait failli lâcher un petit cri. Devant lui se tenait le barbu du tramway, souriant, l’œil espiègle malgré un regard tendu, et le doigt sur les lèvres, lui intimant de garder le silence. Abasourdi, Maëviq avait à peine entendu le boniment qui lui était servi, manifestement davantage destiné aux voisins qu’à lui-même. Il avait fini par faire entrer son visiteur, sans trop savoir ce qu’il devait attendre de cette rencontre. Tout en continuant son babillage, le barbu lui avait tendu un billet hâtivement griffonné sur un papier chiffonné. La feuille, dépliée avec circonspection par Maëviq, contenait un message :
« Ne dis pas un mot en dehors de banalités. Ton existence actuelle ne te satisfait pas, accompagne-moi. Je pense sincèrement que tu n’as pas vraiment le choix, tu te feras démasquer un jour où l’autre. N’emporte avec toi que ce qui est important, car tu ne reviendras pas en arrière. Dans deux jours, ton appartement sera probablement perquisitionné, ton absence à ton travail étant irrégulière. »
Sans savoir pourquoi, si ce n’était que le barbu avait probablement raison, Maëviq avait obtempéré, remettant en place les objets interdits dans la cache, scellant sur eux le couvercle de la trappe de la manière la plus discrète possible. Avec un peu de chance, personne ne les découvrirait, mais il ne fallait pas trop y compter. Les agents du Ministère de la Sécurité interviendraient rapidement, et très efficacement, pour élucider le mystère de sa disparition soudaine. Il figurerait dès alors sur la liste des personnes recherchées. Le barbu lui avait fait comprendre qu’il ne pouvait emporter avec lui ses précieux disques, qu’il devait partir le plus naturellement possible, sans éveiller les soupçons de ses voisins et des caméras de surveillance, c’est-à-dire avec seulement un petit sac. Tous ces risques pris, et cet argent dépensé, pour tout laisser derrière lui ! Les disques qu’il n’avait pu écouter qu’une seule fois…
Il ne fallait pas qu’on les voie ensemble, les caméras omniprésentes les auraient enregistrés. Le barbu l’avait donc précédé de quelques dizaines de mètres à travers la ville, empruntant les transports en commun, changeant souvent, de bus en tramway, puis de nouveau en bus, l’éloignant de son casier, mais aussi du centre de la ville. Puis il s’était approché d’une voiture stationnée sur un parking de stockage, réservé aux privilégiés ayant l’autorisation de circuler librement entre la zone urbaine capitale et les régions alentour. Ce n’est qu’une fois dans le véhicule que le barbu lui parla sérieusement. Il se fit appeler Mickaël, un prénom du siècle passé, mais Maëviq comprit qu’il s’agissait d’un pseudonyme, ne voyant pas pourquoi un inconnu lui aurait si rapidement accordé une telle confiance. Son interlocuteur restait un inconnu, même s’il semblait qu’il pouvait lui faire confiance. Celui-ci lui avait expliqué qu’il « l’exfiltrait » (c’étaient ses mots) vers la Zone Agricole pour son propre bien et parce qu’il avait des projets pour lui. Illégaux, cela allait sans dire, ajouta-t-il en s’engageant sur une bretelle de voie rapide quasi-déserte. Cela faisait très longtemps que Maëviq n’avait pas été conduit dans une automobile : la lutte antipollution au sein des grandes agglomérations avait restreint leur usage à une caste de privilégiés aux déplacements indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble de la Société.
Tandis que les sinistres quartiers industriels, auxquels se mêlaient les immenses barres dévolues aux clapiers des Improductifs, avaient cédé la place aux tristes quartiers résidentiels mités de hangars à vocation commerciale, boulangeries industrielles, installateurs agréés de tout un fatras électronique, aux panneaux publicitaires holographiques géants, Maëviq avait écouté le début de l’album qu’avait inséré « Mickaël ». La voix fantomatique et psalmodiée accompagnant l’ambiance industrialisante d’Interpretation le plongeait dans des abîmes de perplexité. Etait-ce encore véritablement de la musique ? Le morceau suivant, I_O, puis tous les autres, semblaient sortir du même moule. Une voix parlait au loin dans un hangar. La batterie marquait un tempo morbide. La guitare lui imposait l’image mentale d’une étoile moribonde et froide, dont les derniers soubresauts déchiraient la linéarité monotone de l’Univers par des fulgurances sinistres. Another Tought, particulièrement glacial malgré son tempo plus élevé, lui appuyait sur la poitrine. Il avait eu le sentiment d’entendre la voix des morts, ou celle des Eloignés, ceux qui peuplaient les Compagnies Disciplinaires des Provinces du Nord-Est de la Fédération Européenne. « Mickaël » avait alors pris la parole, au grand soulagement de Maëviq, qui étouffait littéralement dans la musique. Le mystérieux barbu avait semblé disposé à lever une part de l’inconnu vers lequel il emportait le jeune homme. Il lui avait d’abord expliqué comment lui et ses amis l’avaient repéré, ce qu’ils attendaient de lui, qui lui serait révélé quand ils seraient arrivés. Arrivés où ? Pourquoi faire ? La seule réponse qu’il obtint fut qu’il allait faire du jardinage avec un dénommé Robinson. Où ? Il le verrait bien assez tôt. Puis le chauffeur changea de sujet, l’interrogeant sur sa perception de la musique qui emplissait l’habitacle, cherchant à lui en expliquer le sens, faisant référence à des choses que Maëviq ne connaissait absolument pas, employant des mots comme « krautrock », « indus », « noise », « post-rock », « Chicago », « cold-wave » , qui n’évoquaient rien pour lui, démuni face à un vocabulaire dont il avait été privé car n’entrant pas dans la catégorie de ce qui était autorisé.
C’est dans un océan de perplexité que Maëviq se replongea dans le silence, ou plutôt dans l’écoute des boucles hypnotiques et entrelacées de Mist Rite. Que lui arrivait-il ? Son départ précipité, la musique, la présence d’un inconnu à ses côtés, tout cela lui paraissait irréel.
Alors que, dans le silence du casier, résonnaient encore les coups qui avaient été frappés à la porte, Maëviq s’était figé. Puis il avait reposé le casque qu’il tenait à la main, avait regardé avec regret l’ensemble des objets contenus dans la cache, conscient qu’il les contemplait pour la dernière fois, n’ayant plus le temps de tenter de les dissimuler. Il lui fallait ouvrir, sans quoi les voisins allaient signaler la perturbation régnant sur le palier. Blême, le front couvert d’une froide pellicule de sueur angoissée, le jeune homme avait entrouvert la porte, préparé à l’humiliation de l’interpellation.
De surprise, il avait failli lâcher un petit cri. Devant lui se tenait le barbu du tramway, souriant, l’œil espiègle malgré un regard tendu, et le doigt sur les lèvres, lui intimant de garder le silence. Abasourdi, Maëviq avait à peine entendu le boniment qui lui était servi, manifestement davantage destiné aux voisins qu’à lui-même. Il avait fini par faire entrer son visiteur, sans trop savoir ce qu’il devait attendre de cette rencontre. Tout en continuant son babillage, le barbu lui avait tendu un billet hâtivement griffonné sur un papier chiffonné. La feuille, dépliée avec circonspection par Maëviq, contenait un message :
« Ne dis pas un mot en dehors de banalités. Ton existence actuelle ne te satisfait pas, accompagne-moi. Je pense sincèrement que tu n’as pas vraiment le choix, tu te feras démasquer un jour où l’autre. N’emporte avec toi que ce qui est important, car tu ne reviendras pas en arrière. Dans deux jours, ton appartement sera probablement perquisitionné, ton absence à ton travail étant irrégulière. »
Sans savoir pourquoi, si ce n’était que le barbu avait probablement raison, Maëviq avait obtempéré, remettant en place les objets interdits dans la cache, scellant sur eux le couvercle de la trappe de la manière la plus discrète possible. Avec un peu de chance, personne ne les découvrirait, mais il ne fallait pas trop y compter. Les agents du Ministère de la Sécurité interviendraient rapidement, et très efficacement, pour élucider le mystère de sa disparition soudaine. Il figurerait dès alors sur la liste des personnes recherchées. Le barbu lui avait fait comprendre qu’il ne pouvait emporter avec lui ses précieux disques, qu’il devait partir le plus naturellement possible, sans éveiller les soupçons de ses voisins et des caméras de surveillance, c’est-à-dire avec seulement un petit sac. Tous ces risques pris, et cet argent dépensé, pour tout laisser derrière lui ! Les disques qu’il n’avait pu écouter qu’une seule fois…
Il ne fallait pas qu’on les voie ensemble, les caméras omniprésentes les auraient enregistrés. Le barbu l’avait donc précédé de quelques dizaines de mètres à travers la ville, empruntant les transports en commun, changeant souvent, de bus en tramway, puis de nouveau en bus, l’éloignant de son casier, mais aussi du centre de la ville. Puis il s’était approché d’une voiture stationnée sur un parking de stockage, réservé aux privilégiés ayant l’autorisation de circuler librement entre la zone urbaine capitale et les régions alentour. Ce n’est qu’une fois dans le véhicule que le barbu lui parla sérieusement. Il se fit appeler Mickaël, un prénom du siècle passé, mais Maëviq comprit qu’il s’agissait d’un pseudonyme, ne voyant pas pourquoi un inconnu lui aurait si rapidement accordé une telle confiance. Son interlocuteur restait un inconnu, même s’il semblait qu’il pouvait lui faire confiance. Celui-ci lui avait expliqué qu’il « l’exfiltrait » (c’étaient ses mots) vers la Zone Agricole pour son propre bien et parce qu’il avait des projets pour lui. Illégaux, cela allait sans dire, ajouta-t-il en s’engageant sur une bretelle de voie rapide quasi-déserte. Cela faisait très longtemps que Maëviq n’avait pas été conduit dans une automobile : la lutte antipollution au sein des grandes agglomérations avait restreint leur usage à une caste de privilégiés aux déplacements indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble de la Société.
Tandis que les sinistres quartiers industriels, auxquels se mêlaient les immenses barres dévolues aux clapiers des Improductifs, avaient cédé la place aux tristes quartiers résidentiels mités de hangars à vocation commerciale, boulangeries industrielles, installateurs agréés de tout un fatras électronique, aux panneaux publicitaires holographiques géants, Maëviq avait écouté le début de l’album qu’avait inséré « Mickaël ». La voix fantomatique et psalmodiée accompagnant l’ambiance industrialisante d’Interpretation le plongeait dans des abîmes de perplexité. Etait-ce encore véritablement de la musique ? Le morceau suivant, I_O, puis tous les autres, semblaient sortir du même moule. Une voix parlait au loin dans un hangar. La batterie marquait un tempo morbide. La guitare lui imposait l’image mentale d’une étoile moribonde et froide, dont les derniers soubresauts déchiraient la linéarité monotone de l’Univers par des fulgurances sinistres. Another Tought, particulièrement glacial malgré son tempo plus élevé, lui appuyait sur la poitrine. Il avait eu le sentiment d’entendre la voix des morts, ou celle des Eloignés, ceux qui peuplaient les Compagnies Disciplinaires des Provinces du Nord-Est de la Fédération Européenne. « Mickaël » avait alors pris la parole, au grand soulagement de Maëviq, qui étouffait littéralement dans la musique. Le mystérieux barbu avait semblé disposé à lever une part de l’inconnu vers lequel il emportait le jeune homme. Il lui avait d’abord expliqué comment lui et ses amis l’avaient repéré, ce qu’ils attendaient de lui, qui lui serait révélé quand ils seraient arrivés. Arrivés où ? Pourquoi faire ? La seule réponse qu’il obtint fut qu’il allait faire du jardinage avec un dénommé Robinson. Où ? Il le verrait bien assez tôt. Puis le chauffeur changea de sujet, l’interrogeant sur sa perception de la musique qui emplissait l’habitacle, cherchant à lui en expliquer le sens, faisant référence à des choses que Maëviq ne connaissait absolument pas, employant des mots comme « krautrock », « indus », « noise », « post-rock », « Chicago », « cold-wave » , qui n’évoquaient rien pour lui, démuni face à un vocabulaire dont il avait été privé car n’entrant pas dans la catégorie de ce qui était autorisé.
C’est dans un océan de perplexité que Maëviq se replongea dans le silence, ou plutôt dans l’écoute des boucles hypnotiques et entrelacées de Mist Rite. Que lui arrivait-il ? Son départ précipité, la musique, la présence d’un inconnu à ses côtés, tout cela lui paraissait irréel.