CHAPITRE # 1

The Baron Four – Yes I do / Girl (State Records) // Par Nicolas Gougnot
Maëviq prit congé du vieux Bretaq, traversa le dédale de ruelles encombrées de détritus et regagna la rue. Il essaya d’avoir un comportement normal. Ce n’était pas la première fois qu’il se mettait dans cette situation. Il devait avoir l’air normal. Il devait donc regarder normalement devant lui. Marcher normalement. Héler normalement le tramway. Se tenir normalement aux barres sans chercher des yeux les uniformes de la Sûreté Publique ou tenter de repérer leurs mouchards, fouineurs omniprésents et délateurs zélés. Depuis que le système bancaire avait réussi  à soumettre la Commission en lui agitant la menace de refus d’un prêt gigantesque pour financer son fonctionnement et celui de ses services tentaculaires, les armoires à glace en uniforme bleu grouillaient littéralement. Cela s’était déroulé bien avant la naissance de Maëviq, mais il avait assez entendu son père, avant son arrestation et sa disparition, radoter à ce sujet pour en connaître le moindre détail. Les différents Ministères devenus des marchés publics, transformés en Agences contrôlées par les grandes entreprises monopolistiques par la grâce d’appels d’offre inaccessibles à la concurrence, la supervision démocratique devenue une plaisanterie, l’actionnariat en guise de citoyenneté. Puis les interdictions qui s’accumulèrent, en fonction des intérêts de ceux qui contrôlaient les Agences. C’est ainsi que la Culture, puis l’Alimentation, comme tant d’autres Secteurs, devinrent soumis à de strictes contraintes. Il était interdit de consommer autre chose que ce que le Réseau vomissait. Musique, films, numélivres (le vieux Bretaq lui avait un jour dit que les livres avaient autrefois été fabriqués à partir d’une sorte de pâte de bois, ce qui avait interloqué Maëviq, qui en avait pourtant manipulé quand il était jeune), holojeux, tout devait recevoir l’autorisation de l’Agence Pour la Culture, dominée pour encore 15 ans par le consortium ChinaTangExx-Universal, producteur exclusif du contenu dit « culturel ». Il était interdit de consommer autre chose et surtout de posséder ce que Maëviq dissimulait nerveusement dans la doublure recousue de sa veste. Il fallait ouvrir son cerveau à ce qui se déversait continuellement des box, qui devaient rester allumées quasiment en permanence.
Il se reprit en se sermonnant en silence. Il ne fallait pas penser s’il voulait ne pas se faire repérer. Il devait perdre toute vivacité dans son regard, qu’il devait conserver vitreux, comme tous ses voisins. Il ne devait en aucun cas attirer l’attention, encore moins les soupçons. Il eut la sensation qu’un homme barbu, au fond du compartiment, le regardait étrangement. Un mouchard ? Etait-il monté en même temps que lui ? L’avait-il vu sortir de la ruelle ? Ou pire, de chez le vieux ? Il prit la décision de descendre à l’arrêt suivant, de faire semblant d’avoir à faire dans une boutique ChinaTangExx, histoire de donner le change. Ou au moins de s’intéresser à la vitrine holographique. Entrer dans le magasin, c’était risquer un scan Vigipirate et donc de se faire démasquer. Mais marcher trop longtemps était suspect également. Il y avait des salles (payantes, naturellement) vouées à l’activité physique. Faire du sport gratuitement, c’était léser l’Agence pour le Bien-Être, dont un conglomérat quelconque avait encore la charge pour quelques mois. Non, le barbu ne descendit pas du tram, il n’y avait personne d’autre que lui dans la rue. Il pouvait se relâcher un peu. Il fit tout de même ce qu’il avait prévu, on ne savait jamais, avant de regagner son bloc, puis son casier, comme on appelait les minuscules cages à lapin qui servaient de logement aux agents de la Culture. Car Maëviq travaillait dans cette Agence qu’il haïssait. Mais comment faire autrement ? Rester, c’était certes collaborer à cette trépanation collective. La quitter, c’était en revanche déclarer clairement son hostilité. Sans aborder, évidemment, la question des moyens de subsistance.
Il ferma nerveusement la porte derrière lui. La box s’alluma automatiquement et déversa instantanément des flots d’inanités musicales. Il avait depuis longtemps appris à faire abstraction, ou au moins à essayer. Il se débarrassa de sa veste, bien trop chaude pour la saison, puis entreprit d’en découdre la doublure. De la masse de fibres synthétiques, il dégagea bientôt deux objets plats et circulaires. Des disques. Des vinyles, comme disait Bretaq. Il ne pouvait se procurer ces objets que par l’intermédiaire du vieux, mais il en ignorait totalement la provenance. Il n’était même pas certain du nom de son fournisseur attitré. Ni comment celui-ci se les procurait. Bretaq, si c’était son nom, lui avait déjà expliqué qu’autrefois il en existait de beaucoup plus gros, appelés LP ou 33T (Drôles de noms !, se disait Maëviq, qui se souvenait d’en avoir vu quand il était petit), mais trop encombrants et peu discrets, ils avaient fini par disparaître de la circulation. Seuls les plus petits, les « 45T », pouvaient encore circuler sous, ou plutôt, dans le manteau, du fait de leur petite taille. Maëviq contempla les deux qu’il avait achetés. Ils avaient été enregistrés par le même groupe, appelé The Baron Four, mais ne provenaient pas de la même usine. « Des labels » aurait rectifié Bretaq. Les enregistrements remontaient à plusieurs décennies auparavant, du début du XXIème siècle, et reprenaient un style de musique jouée bien longtemps auparavant. Du revival. Bretaq devait être vraiment vieux, il avait l’air d’avoir connu cette époque : il avait les yeux qui brillaient quand il évoquait des choses aussi exotiques que le psychédélique, le garage rock, le freakbeat, aussi bizarres que les mots archaïques qu’il employait. Mais Maëviq adorait ça et prenait des risques fous pour échapper à la grisaille urbaine et à la morne résignation de ses contemporains.
Il reposa ses acquisitions, se baissa, enroula le tapis, qu’il entreposa à proximité. Avec un couteau de cuisine, il souleva deux lames plastifiées imitant l’ancien bois et tenant lieu de revêtement de sol. Là, dans une petite cavité pouvant à peine le contenir, un ensemble d’appareils très vieux et volumineux que Maëviq tenait de son père. A la suite de manœuvres astreignantes selon les standards de son époque, mais dont lui tirait un plaisir infini, cela permettait d’écouter de la musique. De la musique interdite. 
Il sortit le premier disque de son emballage, la pochette. Celle-ci était décorée, ce qui n’était pas toujours le cas. On voyait des photos des musiciens, surmontées de couronnes. A l’arrière, les noms des morceaux : 5to4 et She Said Yeah. Le disque vint avec une grande feuille pliée en trois, puis en deux, un grand dessin des membres du groupe. Un poster ! Mais qui serait assez fou pour afficher une image pareille ? Autre chose que ce qui était vendu chez Matzuikea ? Après avoir contemplé les écritures, Groovie Records, suivi de mots d’une langue disparue, collées vers le centre du disque, il posa celui-ci sur la platine et prit rapidement le casque branché en permanence et le posa sur ses oreilles. Impossible d’écouter autrement, à moins de  se faire dénoncer et arrêter. Et cela avait le mérite d’estomper la bouillasse de la box. La musique éclata dans sa tête. Une décharge électrique, puis deux après qu’il eut retourné le disque, lui éclatèrent les tympans. Des morceaux brefs, vifs et tendus, sans temps mort. Il ne comprenait pas les paroles du langage archaïque, mais ce n’était pas ce qui lui importait. Seule importait l’énergie que ce disque dégageait. Et la qualité des morceaux, impeccables. De ceux qui requinquaient pour la journée. 
Il hésita. Prenait-il le risque d’écouter le second disque immédiatement ? Trop impatient pour repousser le moment, il le prit, le savoura du regard : pas de jaquette, mais un disque plus épais. Comme pour le premier, il regarda le nom du label, State Records, puis posa le disque sur la platine, qu’il remit en marche. Yes I do, suivi  de Girl, l’enthousiasmèrent derechef, lui électrisèrent l’échine. Une hargne positive se transmit de la musique à Maëviq. Il aurait la très efficace mélodie de Yes I do dans la tête pour un bon moment. Des modèles du genre : voix à la limite de la perversion,  guitare impeccable, hurlement appelant le solo, morceaux courts, intenses, sans aucune faute de goût ni de coup de mou. C’était parfait. Satisfait, presque épuisé par autant d’émotions, le jeune homme rejeta le casque sur ses épaules. Il ne regrettait absolument pas la transgression risquée que constituait ses achats. 
On frappa à la porte. Maëviq se figea. Il ne recevait jamais de visites. Il avait évité de se faire des relations pour ne pas risquer d’être dénoncé. C’était la première fois que cela arrivait. Une Inspection Impromptue ? Le barbu, dans le tram, qui le regardait avec intérêt ! Ou bien avait-il chanté sans s’en rendre compte ? Avec le casque, c’était tout-à-fait possible… Comment remettre le sol en place sans faire de bruit ? Il fallait cela pour se rendre compte de l’ineptie de ses précautions, qui lui apparaissaient désormais comme bien dérisoires ! Il se maudit intérieurement. Quel imbécile présomptueux il avait été. Ne pas bouger. Ne pas faire le moindre bruit. Avec un peu de chance, ils allaient finir par repartir, s’ils avaient la certitude que son casier était vide. Quelques instants pénibles s’écoulèrent. On frappa de nouveau. Maëviq était perdu. Il allait devoir ouvrir.