Negative Sounds (Antena Krzyku/Gilead Media) // par Nicolas Gougnot
24 avril 2032
Cher journal,
Cela faisait longtemps que je n’avais pas pris le temps de me consacrer à l’introspection.
Aujourd’hui, j’ai enfin des réponses à des questions que je me posais depuis des années. Par exemple, j’avais identifié de longue date une corrélation entre des phases de colère et une écoute assidue de groupes pratiquant une musique violente. J’en ai toujours écouté. Du metal, d’abord, lycéen immature. Puis du hardcore, étudiant engagé. Du noise rock et du post-hardcore, ensuite, adulte affirmé. Puis tout cela s’est dilué dans du psyché, du garage, du post-punk, du krautrock, du rétro-futurisme, du néorétro, patati patata. Mais toujours avec des rafales bien affirmées de déflagrations colériques.
Je m’en étais même ouvert à mon psy. Ecouté-je du noise-rock parce que je suis en colère, ou suis-je en colère parce que j’écoute du noise-rock ? Selon lui, la question n’avait jamais été traitée scientifiquement. C’était bien dommage, parce que ça me taraudait. L’enjeu consistait tout de même à ce que je me porte mieux. A mieux gérer cette rage qui bouillonnait en moi, en esquivant les situations qui lui donnaient naissance ou en détournant la colère en la diluant dans l’action, en la transformant en acte. Hé bien maintenant, j’ai la réponse. Mais je ne pensais pas l’obtenir de cette façon…
J’ai compris grâce au connardovirus. Ce virus extrêmement virulent lancé voici cinq ans déjà à la conquête du globe, éliminant de façon fulgurante les connards de tout poil. Rares étaient ceux qui n’ont pas eu la trouille. Encore plus rares étaient ceux qui n’ont pas été concernés par la disparition, sinon d’un proche, au moins d’une connaissance. Les politiques de fermeture des frontières, de confinement des populations, de désinfection des espaces publics ? Inutiles. Tout connard finissait par clamser. Des professions entières étaient décimées, des confréries étaient effacées de la surface du globe. Les gouvernements, d’abord, ont payé un lourd tribut. Ont enchaîné beaucoup des membres de la très haute fonction publique, à laquelle ont emboîté le pas les actionnaires de tout poil, les professions de la finance, celles concernées par le port d’un uniforme, l’extrême-droite, la droite, les centristes, les amateurs d’armes, les militants trotskistes, les maris violents, les propriétaires de SUV, les fanatiques religieux, puis n’importe lequel de tous les connards ordinaires.
On se demandait tous jusqu’où ça continuerait, si cela allait s’arrêter un jour. Nous avons eu quelques confirmations parmi nos proches, mais aussi de nombreuses surprises : « Ah tiens, lui aussi était un vrai connard ? Tu le savais, toi ? Je ne l’aurais jamais soupçonné ! ». Nous nous demandions tous où cela allait s’arrêter. Qu’est-ce qu’un connard, après tout ? Comment le connardovirus faisait-il le tri entre le bon grain et l’ivraie ? Sur l’Internet fleurissaient les quizz « Quelle est ma part de connardise ? ». Une part conséquente de l’humanité semblait se remettre en question, prolongeant les souffrances terribles d’une interminable agonie, le virus semblant hésiter à achever un hôte tenaillé par le doute et les remords. Les forums débordaient de questions angoissées : « Si j’ai été un connard un jour, suis-je un connard pour toujours ? ». Les féministes hardcore s’offusquèrent de la masculinisation du nom du virus, lequel était pourtant strictement égalitaire et fauchait les femmes autant que les hommes, et exigeaient qu’on le nomme conna.rd.ssovirus. Cela ne dura guère, ayatollahs et ayatollates de l’écriture inclusive furent balayés en quelques jours. Le Point, l’Express, Valeurs Actuelles consacrèrent chacun une Une au phénomène : « Qui sont les nouveaux connards ? », « Ces connards qui nous ruinent », « Le connardovirus est-il arabe ? ». Ce fut, pour les rédacteurs en chef et les scribouillards de chacun d’entre ces magazines, la dernière occasion de se mettre en valeur. Même l’Obs disparut après avoir titré « Les syndicats réformistes ouverts à la négociation avec le connardovirus ».
Même les mieux préparés, les toujours prêts, les survivalistes furent contaminés et rapidement éliminés. Rien à faire pour se protéger, un connard restant un connard.
Ça a foutu un sacré bordel, en tout cas.
Mais pas tant que ça, compte tenu des pertes délirantes subies par chaque pays, par chaque région sur chaque continent. L’électricité continue de fonctionner, la chaîne alimentaire également. Le système de soins ne s’est jamais aussi bien porté qu’aujourd’hui, débarrassé, comme beaucoup de services à la population, des gros connards imposant des politiques d’austérité. La vie est douce. Plus de connard de voisin qui, au vingt-et-unième siècle, brûle ses ordures dans son jardin. Plus de connard de voisin qui te dit que tu rentres tôt du travail, ha ben les fonctionnaires, hein. Plus de connard de voisin du tout. Plus de connards du tout. Plus du tout du tout. Hop. Pfuit. Et tout va bien. Et je me demande si je ne commencerais pas à me faire un peu chier, moi. En une quarantaine d’années, j’avais eu le temps de m’habituer à la présence des connards, à élaborer des stratégies pour vivre avec. Et j’avais des soupapes, qui sont devenues des éléments essentiels de mon existence. Le sport. La musique. Tiens, la musique, nous y revoilà. Je suis retombé récemment sur un disque assez ancien, sorti il y a quelques années, en novembre 2019 : Negative Sounds, du trio minnéapolitain de Buildings. J’avais adoré ce disque. Du noise rock/post-hardcore de très bon aloi, sans fioriture ni faute de goût. Direct. Qui rappelait bien des souvenirs à qui était tombé dans la marmite dans les années 1990. Rien de bien neuf sous le soleil, rien de perturbant non plus. Electrique et lourd. Pas de fioriture, pas de verbiage inutile. Du gras, du muscle, du nerf, pas de légumes, diététique noise rock à l’équilibre. Dix titres comme autant de mises en garde dysfonctionnelles. Chant hurlé = rage. Gros riff qui tue = colère. Basse bien grasse = pas d’échappatoire possible. La tension était palpable jusque dans les parties les moins brutales, les plus subtiles, les dissonances, les stridences maîtrisées, qui nous rappelaient qu’il n’y avait pas d’épanouissement possible dans ce monde de merde.
Ce monde de merde ? C’était le monde d’avant, ça, camarade. Aujourd’hui, tout le monde est gentil, mais pas niais. Plus moyen de s’énerver. Et je me retrouve face à l’impensable. A la question qui tue : que faire, aujourd’hui, des disques des bons vieux Unsane, Sleeppers, Portobello Bones, Condense, Dewaere ou, précisément Buildings ? Je n’ai plus assez de colère en moi pour m’immerger plus de quelques instants, allez, quelques titres, dans ce maelstrom de sonorités agressives, dans cet exutoire cathartique de violence contrôlée. C’est ça, pour moi, la grande leçon de cette pandémie mondiale : c’est la médiocrité du monde, de nos semblables, qui nous a poussés à écouter, à jouer, à produire tous ces disques. Qui leur donnait du sens.
Le connardovirus a tué le rock.
Franchement ? Je ne l’imaginais pas comme ça, la fin du monde.