BRUIT NOIR

II/III (Ici d’ailleurs)// par Nicolas Gougnot

Une porte en acier qui claque. Des bruits de pas qui résonnent dans un couloir vide. Il est de retour.  De cette idée naît un frisson. Deux langues froides lèchent, de part et d’autre, l’échine de Goulwen. Son angoisse, jusqu’alors en sourdine, éclate au creux de son estomac. Une décharge d’adrénaline lui brûle le ventre en même temps qu’elle sature l’Univers de couleurs vives. Le jeune Breton est attaché sur une chaise dans l’espace immense et vide d’un hangar au béton sanglé de poutrelles métalliques, plongé dans le noir. Dans le presque noir. Un unique point lumineux, près d’une porte dans la cloison, à une quinzaine de mètres de la chaise de Goulwen, éclaire en effet une platine vinyle connectée à un puissant appareil de sonorisation. A intervalles réguliers, quelques minutes après la fin de chaque face du disque qui tourne sans discontinuer depuis plusieurs jours, un homme entre, sans même prendre la peine de regarder son prisonnier, se dirige vers la platine, retourne le disque sur la feutrine, le fait jouer, tourne les talons et quitte la pièce avant de verrouiller la porte. Le son de ses pas s’éloigne. Et le bruit éclate. En fait non, le bruit n’éclate pas. C’est bien plus insidieux.

Un brouhaha. Puis un type qui parle tout seul sur une rythmique sordide, un accompagnement dépouillé. Un écho pas possible qui résonne dans l’immensité. Une basse qui annihile toute velléité de résistance. L’esprit de Goulwen est livré, nu, à la logorrhée se plaignant de l’ingratitude de l’existence d’artiste.

Mais qu’est-ce qu’il veut, ce type, à la fin ? Est-il seul ? Sont-ils plusieurs ? Est-ce une caméra cachée morbide ? Une expérience perverse ? Un tueur fou qui jouit des tortures, des souffrances qu’il inflige ? Un mauvais remake de Vol au-dessus d’un nid de coucou ?

Cette voix qui évoque Paris, c’est qui, c’est quoi ? On est bien d’accord. C’est mauvais, inhumain, ces métropoles tentaculaires. Ça bousille les individus. Ce basse-batterie lancinant, c’est tout-à-fait ça. On t’aurait attendu en Bretagne, monsieur, notre belle Bretagne t’aurait accueilli à bras ouverts si vous aviez besoin d’aide. Pourquoi m’avoir arraché à l’affection de ma belle Gwenvred, à ses bras aimants, à son corps onctueux ? Pour quelle raison m’a-t-on enlevé nuitamment de ma tente fraîchement plantée sur le site de la ZAD de Plouarzh Kershac'hirginec dans le Nord-Finistère dans le but d’empêcher l’implantation d’une usine géante de crêpes industrielles, à la veille d’une lutte pour une noble cause, où l’écologie se marie à la lutte contre la terreur néolibérale, uniformisation culturelle qui dévoie nos traditions millénaires ? Ces questions peinent à se formuler clairement dans l’esprit de Goulwen, neutralisé par ce discours baigné de désespoir au sujet de Paris. Un Paris contemporain en noir et gris, une Babylone moderne broyant de l’humain dans ses serres de prédateur, une divinité monstrueuse dévorant ses propres enfants, un Kronos mégapolitain. Le jeune provincial ne peut faire autrement qu’acquiescer aux déclarations qu’il écoute malgré lui. On cherche à le faire adhérer à ses ravisseurs, c’est sûr. On veut l’écœurer de toute lutte contre le système. Lui faire prendre la mesure de son impuissance. Seul, l’homme est seul, individu à la force dérisoire face à l’omnipotence de forces supérieures. On tente de le désarmer avec ces tirades désenchantées, entrecoupées d’intermèdes brefs, plutôt pertinents et sombrement drôles.

C’est une agence gouvernementale qui veut obtenir des informations sur les zadistes. Qui attend qu’il finisse par sombrer dans la folie et à parler, seul, à lui-même, comme sur le disque. Qui cherche à ce qu’il livre des informations malgré lui en se parlant tout seul, une fois devenu fou à lier. Modernisation du médiéval supplice de la goutte d’eau. Ils se trahissent, à affirmer presque explicitement que la révolution au Chiapas est le fait de bons-à-rien.

Goulwen est d’accord sur plein de trucs, pas sur tout, hein, sur les listes de noms de gens connus en 1967 et aujourd’hui disparus, il n’a pas d’avis, Goulwen, mais il est à fond sur les animaux intelligents. Sur l’Europe libérale qui nous uniformise, méchante qu’elle est avec les gentils comme les copines et les copains de Syriza. Sur les méfaits des firmes transnationales qui détruisent notre mère la Terre à une vitesse supersonique.  Sur nos grandes et petites compromissions. Sur les films, dont les références émaillent les différentes plages sonores, n’appelons pas ça « chansons », c’est une voix qui parle sans fin, ni « morceaux », il n’y a pas de mélodie. Est-ce que c’est de la musique ? Qu’est-ce que la musique ? Jusqu’où y a-t-il musique ? Il aime bien ça, Goulwen, la musique. Il aime surtout le rock festif et les festnoz. Il se souvient avec mélancolie de sa rencontre avec Gwenvred au festival des Vieilles Morues à Perros-Guirec. Mais cette chose, là, c’est autre chose. C’est dur. Ça n’adoucit pas les mœurs, ça éveille les peurs.

Ou alors c’est une expérience scientifique perverse menée par des Illuminatis reptiliens. Ça se peut aussi, Goulwen a visionné beaucoup de documentaires sur Youtube à ce sujet, et c’est déjà arrivé à beaucoup de monde. Il devait menacer leurs projets de domination mondiale ou entraver une conspiration qu’il n’avait pas su voir.

Les réflexions sur l’amour qu’il entend ne lui font pas de bien du tout, c’est atroce, il ne sera jamais vieux, Goulwen, et lui et Gwenvred seront toujours heureux, « ce serait chouette que dans notre film à nous, personne de meure », oui, vraiment, ce serait chouette, mais sera-t-il encore capable d’être heureux, s’il sort d’ici un jour ?

Le disque arrive au bout de de sa lecture. Il craque quelques instants dans le silence qui se fait enfin, avant que le bras se lève et que la rotation cesse. Une porte en acier qui claque. Des bruits de pas qui résonnent dans un couloir vide. L’homme entre, sans même prendre la peine de regarder son prisonnier, se dirige vers la platine, retourne le disque sur la feutrine, le fait jouer, tourne les talons et quitte la pièce avant de verrouiller la porte. Le son de ses pas s’éloigne. Un brouhaha. Puis un type qui parle tout seul sur une rythmique sordide, un accompagnement dépouillé. Un écho pas possible qui résonne dans l’immensité. Une basse qui annihile toute velléité de résistance.
 
02/04/19