The Allah-Las

Lahs (Mexican Summer Records) // Par Nicolas Gougnot

Le Mollah Akhbar est préoccupé. Il est bien emmerdé, même. D‘aucuns iraient jusqu’à affirmer qu’il est putain de sous tension. Les terroristes aussi sont victimes de burn-out.

Dans ces moments-là, le Mollah Akhbar à pris l’habitude de se ressourcer en torturant à mort un ou deux mécréants, en orchestrant une décapitation télévisée de journaliste canadien ou en organisant le raid punitif d’une de ses escouades sur un village de paysans de la région, et s’il y a des pucelles à forcer, c’est toujours bon à prendre. Comme il dit toujours : « C’est quand tout part en couilles qu’il faut se les vider ».

Sauf que plus rien n’est comme avant. Daesh a reculé sous les coups de butoir d’une coalition hétéroclite d’intérêts divergents, constituée afin de se débarrasser de l’incommodante hydre islamiste dont les têtes repoussent sans cesse, ô surprise, sur le terreau des tragédies politiques, des injustices économiques et des frustrations sociales. Le Mollah Akhbar était il y a peu encore un des principaux généraux de l’organisation. A la fois secret et flamboyant, d’une cruauté légendaire avec ses ennemis et d’une magnanimité paternelle avec ses troupes, il marquait son territoire d’une série de mares de sang. Le drapeau noir frappé du rond blanc flottait dans l’air saturé de la fumée des incendies, sur les ruines qui seules subsistaient après son passage. Un bon chef de guerre. Mais aujourd’hui, le Mollah Akhbar se terre. Il doit se dissimuler de la vue de ses ennemis, rêvant de reconquête des anciens territoires du califat. Peut-être même pourrait-il devenir le prochain calife, l’ancien s’étant auto-satellisé acculé qu’il était cerné par les forces canines des athées américains ? Il se verrait bien Commandeur des Croyants, il n’y a pas de mal à avoir un peu d’ambition dans la vie, après tout. Patience, Akhbar, patience. Réfugié dans un des nombreux réseaux troglodytiques du fin fond du désert syrien, il s’empêche même de penser à sa localisation exacte, convaincu qu’il est que les Yankees peuvent lire dans ses pensées, ce qui ne l’arrange pas spécialement. L’ordinaire est désormais d’une tristesse insondable. Et surtout difficilement supportable.

Le Mollah Akhbar est un homme de secrets. Comme tout le monde. Mais lui ne fait pas dans la dentelle, il ne se contente pas des petites dissimulations et autres banales cachotteries qui permettent à peine à un psy d’égayer ses journées. Non. Il fait dans le plutôt costaud. Et n’a pas du tout envie que ça se sache. Il ne veut pas qu’on le désigne du moignon (Mollah Akhbar adore couper les mains des voleurs de pain, que le larcin ou la culpabilité soient avérés ou non, il est la Justice divine, il ne va pas commencer à pinailler ou à se laisser emmerder par la subtilité ; il est par conséquent entouré de pas mal d’amputés), il ne veut pas être traité en parpaillot, donc, parce que, par exemple, il écoute de la musique en cachette. Oui, vous avez bien lu : le Mollah Akhbar écoute de la musique. En cachette. Alors que c’est formellement interdit par la religion. Par l’idée qu’il se fait de la religion. Par l’idée que se font de la religion tous les frapadingues du désert depuis, au moins, les talibans. Ce n’est pas vraiment sa faute, cet amour de la musique, c’est venu à cause de son travail. Un jour, son chef de service de l’époque où il bossait chez Ben Laden est venu le trouver en lui disant : « Tiens Akhbar, voilà du boulot pour toi, les Roumis impies ont encore sali le Prophète et la Sainte Religion avec une de leurs saloperies, c’est un orchestre de musique qui s’appelle Allah-Las, on a bien l’impression que signifie « Allah hélas », tu as deux heures pour m’écrire une fatwa, je veux un anathème bien serré, débrouille-toi avec pas grand-chose, t’as l’habitude, tu fais vraiment du bon boulot, on compte sur toi. » Akhbar, vous l’avez compris, aime le travail bien fait. Alors, ce jour-là,  il réussit à se procurer un exemplaire numérique d’un disque des Allah-Las, il l’écouta attentivement pour y déceler les manifestations de la présence du démon et sa vie en fut conséquemment transformée. Il l’écrivit, sa fatwa. Pour ça, pas de problème. Une machine à produire des interdits, des imprécations, des condamnations, des malédictions, qu’il était, Akhbar. Mais quand même, ça lui est resté dans la tête, la petite musique délicate des Californiens. Il en fut  tout ébranlé.

Aujourd’hui, allongé sur une paillasse poussiéreuse, dans sa grotte sordide, le Mollah Akhbar fait mine de s’être réfugié dans une méditation mystique. Les lambeaux de ses troupes respectent trop le sage homme pour se montrer indélicats et interrompre sa transe intérieure. Ils le contemplent alors avec le respect dû à ses états de service, admiration à peine chuchotée, ou vont vaquer à leurs occupations de farouches défenseurs de la vraie foi ravalés au rang de bandits du désert. En vérité, Akhbar a trouvé le moyen de télécharger Lahs, dernier effort des Allah Las, sur son téléphone cellulaire ultra-sécurisé, à partir du bandcamp du groupe. Il aimerait bien entendre le son du vinyle, il y en a même des orange, ça en jette, mais l’idée de se faire ôter l’existence à grands coups de pavasses dans la gueule lui en passe l’envie sans trop se forcer. Alors en désespoir de cause, il s’est fourré des écouteurs dans les oreilles, appendices dissimulés sous une tignasse invraisemblable, une barbe généreuse et d’épaisses couches de tissus plus ou moins crasseux lui tenant lieu de turban, de cache-col et autres frusques dissimulant son corps. Parce que le Mollah Akhbar a un sérieux problème avec son corps. Parce que le Mollah Akhbar cache un autre terrible secret sous ses guenilles. Tellement dissimulé,  comprimé,  étouffé, qu’il s’en rappelle à peine. Pour tout dire, il refoule à mort. Mais pour l’heure, aux yeux de ses hommes enamourés par la finesse de ses traits et la rigueur de ses exigences, il semble marmonner des sourates à la pelle. En réalité, il se gave de musique néo-rétro-sixties, de folk-surf psychédélique, d’instrumentaux,  de chants polyglottes  et de mélodies naïves, presque mièvres. Il avale et réingère plusieurs écoutes successives des treize pistes enregistrées. Il se nourrit de la délicate légèreté de la musique des Californiens. Sur le seuil de sa cavité, le désert syrien fait place au littoral nord-américain de l’Océan Pacifique, aux vagues qui viennent lécher mollement les pieds des promeneuses en bikini, chiennes libidineuses mais c’est pas grave, aux routes bordées de palmiers ou serpentant dans la montagne semi-aride, bandes d’asphalte poussiéreux sur lesquelles glissent des cabriolets,  Ford Mustang, Chevrolet, Thunderbird, et autres Firebirds, conduits coude à la portière, une main sur la cuisse des passagères cheveux au vent. Les turbulences sableuses de l’air brûlant du désert syrien font place au ciel bleu azur de l’absolue décontraction. Il s’échappe de sa vie de criminel fugitif, de proscrit cherchant à échapper à la traque mondiale le concernant. Fuyard insaisissable, il s’échappe également à lui-même, à l’insupportable dissimulation qui lui ronge le dedans, jour après jour.  Jamais il ne quitte ses loques, sauf lorsqu’il est certain d’une intimité absolue, mais sans plus savoir pourquoi. Jamais il ne fanfaronne comme ses hommes exhibant les cicatrices de leurs blessures reçues au combat contre les infidèles. Pourtant, son corps est autant couturé que son esprit. A l’écoute de la délicatesse de la musique des Allah Las, de ses mélodies apaisées et  sucrées, doucereuses mais rassurantes, son psychisme cependant se fissure. Trop de douceur. Lui, le dur à cuire, le meneur d’hommes, le Boucher du Kurdistan, l’Empaleur de Mossoul, le Zigouilleur de Yézidis, sent ses yeux le piquer comme quand il épluchait les oignons avec les autres femmes.  Nous y sommes. Les barrières mentales du Mollah Akhbar commencent à flancher, elles faiblissent, elles craquent. Il résiste pourtant, il faut qu’il tienne, qu’il fasse front. Le refoulement tient encore, faiblement, mais il tient. Si les autres apprennent, si les autres le choppent, il va y avoir du boulot en Enfer pour Sigmund Freud. Piste après piste, mignardise après sucrerie, ses défenses s’affaiblissent, faillent, cèdent. Les musiciens enfoncent des coins sirupeux dans la rugueuse carapace mentale. L’exécution est parfaite, l’exercice absolument maîtrisé.

Il n’est plus Mollah Akhbar le conquérant, il n’est plus celui qui rêvait de devenir calife à la place du calife. A cause du souvenir des oignons épluchés, à cause des Allah-Las, il se souvient enfin, il redevient celui, ou plutôt celle, qu’il a toujours été au fond. Femme enfermée, corsetée par les traditions et le mépris masculin. Femme objet, offerte par les hommes à d’autres hommes. Femme assujettie, vouée aux tâches domestiques et condamnée au repos du guerrier. Odalisque empaquetée, livrée aux manœuvres de gynécée, aux mesquineries de harem, à la concurrence polygamique. Femme ambitieuse, rejetant à la  première occasion ce que l’avait fait Dieu, chair féminine niée et transformée par la chirurgie et la médication hormonale, il était devenu le Mollah Akhbar. Cruel avec les femmes, dont il méprisait la supposée faiblesse, la prétendue infériorité. Le Mollah Akhbar, seul général transsexuel  du Jihad international, ne sait plus quoi faire de sa paire de gonades. D’ici pas longtemps, ça va mal se passer pour sa carcasse. Ses hommes ne vont pas tarder à démasquer l’imposture, ils vont passer leur frustration de vaincus châtrés sur encore plus vaincu, encore plus émasculé qu’eux. Akhbar ne peut plus colmater les fissures de son psychisme terrassé.

Encore un succès pour Allah-Las, agent patelin et instrument melliflu  du renseignement militaire américain dans sa lutte sans merci contre le terrorisme.
 

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Allah Las - In The Air (Official Video), by Laetitia