Acid Baby Jesus

Love Has Left My House Today (Soundeffect Records) // par Nicolas Gougnot

Mirabelle était heureuse. Pour une fois. Le temps de quelques jours d’un printemps ensoleillé, elle avait pu s’échapper de la frénétique grisaille parisienne. Loin du périphérique et des dangereuses avenues puantes, elle pédalait, nez au vent, sa bicyclette glissant dans l’écarlate mouchetis des coquelicots, entre les rangées de blés dont les épis commençaient à poindre, tandis que les papillons voletaient paresseusement autour d’elle. Au loin, les éoliennes tournaient mollement dans la brume bleue de la rosée chauffée par les rais de l’astre solaire.

Oh oui, que Mirabelle était heureuse ! Ce matin-là, elle avait été réveillée par les chants des oiseaux : roucoulement de la tourterelle appelant son tourtereau, gazouillis frénétique des hirondelles matinales, en lieu et place des vrombissements des moteurs, des imprécations de leurs chauffeurs excédés et du tintement mat des poubelles brutalisées par les éboueurs. Elle avait pris son petit déjeuner, assise sur le perron donnant sur un petit carré de jardin fleuri parcouru de myriades d’insectes dont elle avait suivi des yeux le vol erratique, pénétrée du vif sentiment de l’absurdité de sa vie citadine. Mirabelle se concevait comme une fille de Gaïa, contrainte de vivre, pour gagner sa pitance, dans un gigantesque silo à humains qu’elle détestait, au sein d’une de ces tentaculaires mycoses urbaines souillant la face de la Terre.
 
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0001918_love-has-left-my-house-today_350.jpeg, by Laetitia

Puis elle avait enfilé un débardeur de coton blanc et son plus beau sarouel avant d’enfourcher son vieux vélo pour communier pneumatiquement avec la Nature, baladeur sur les oreilles, Mirabelle n’étant pas à une contradiction près. Elle adorait le dernier 45t des Acid Baby Jesus, qu’elle avait découverts fortuitement par l’intermédiaire d’un ami. Elle aimait l’ambiance hippie, apaisée, de la chanson intitulée Love Has Left My House Today. Le rythme, flegmatique, correspondait exactement à  sa vitesse de croisière cycliste. Les mélodies, douces et apaisées, étaient en phase avec son état d’esprit, sérénité à peine empoisonnée du venin d’un vague tourment. Quant aux paroles, Mirabelle n’y panait que pouic.  Tout simplement, ce jour-là, la félicité était à son comble. Les astres étaient alignés : soleil, nature, vélo, musique. La Paix était sur Mirabelle.

Mais le destin moqueur se joue bien du bonheur. L’ourlet de son sarouel, détendu, élimé, se prit soudain dans les dents du pédalier. Ce qui entraîna successivement la descente subite du vêtement, le blocage du mécanisme, l’arrêt brutal de celui-ci, et pour finir le déséquilibre de la cycliste, dont le vélo et l’existence basculèrent simultanément. Gisant sur le sol, l’engin et sa cavalière étaient inextricablement mêlés. Une jambe bloquée par le tissu emmêlé dans le pédalier, l’autre coincée à l’intérieur du cadre en acier sur lequel elle pesait de tout son poids, les mains et les genoux écorchés par la rude communion avec l’écorce terrestre, Mirabelle était impuissante à se relever. La culotte libérée se son enveloppe bouffante, le postérieur offert à la vue de qui passait là, la malheureuse ne pouvait que laisser couler des larmes d’humiliation et de rage amère, l’appareil MP3, déréglé dans la chute, hurlant en rotation infinie les mêmes  informations, à savoir que l’amour avait déserté le domicile de chaque membre des Acid Baby Jesus, tandis qu’approchait, toussotant, l’antique tracteur de l’horrible Gilbert, infâme mètre cube, lequel dégueulasse finirait inéluctablement par reluquer, la main dans le froc raide de trique et de crasse, le spectacle proposé par la mésaventure de notre héroïne malchanceuse.

Pleurant et reniflant, échevelée  par l’effroi et l’effort, la gémissante créature se débattait vainement dans l’espoir de s’éviter l’humiliation suprême. Et elle ne parvenait pas à se débarrasser de ces putains d’écouteurs.

Ce fut comme une péquenot parade sur le petit chemin. Successivement convergèrent tous les véhicules agricoles recensés sur le finage, aimantés par le drame : d’abord, comme prévu, l’abject Gilbert, suivi du père Matthieu, auxquels vinrent s’agglomérer les deux gars de la ferme des Terres-Grasses. Et chacun y alla de son conseil, pour finir par dégager la pauvre Mirabelle, extraite tardivement de son carcan d’acier, le textile et l’amour-propre détruits.

Aujourd’hui, réfugiée à Paris tandis que ses écorchures sont cicatrisées, Mirabelle ne peut qu’associer Love Has Left My House Today à sa rurale infortune. Elle ne peut désormais plus en supporter l’écoute. Des putains de hippies. Dont elle appréhende la sortie, chez Fuzz Records, d’un disque de longue durée intitulé Lilac Days. Ce jour-là, elle prendra le RER.
 

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Acid Baby Jesus - Love Has Left My House Today (Official Audio), by Laetitia