Selected Recording (Slovenly Records) // par Nicolas Gougnot
Je me nomme frère Athanase, higoumène du monastère de la Sainte-Trinité de Pantorkratoros, situé en la République Monastique du Mont-Athos. Je sens mes dernières forces me quitter, je vais bientôt rejoindre Notre Seigneur Jésus-Christ Sauveur auprès de notre Créateur, et je n’ai pas peur. Je voudrais cependant me livrer à une dernière confession avant de me laisser partir. J’étais jeune alors, et je ne disposais pas des ressources morales pour supporter une telle expérience mystique. J’ai de toute façon expié mes péchés depuis bien longtemps et je ne crains pas le regard que vous pourrez porter sur moi.
J’étais jeune, comme vous le savez maintenant, et ma formation à peine achevée, je partis rejoindre une communauté cénobitique installée sur le Pentélique, en Attique. Je voyageais seul, à pied la plupart du temps, bien que certains dévots se fassent un devoir de m’avancer dans leurs automobiles. J’étais fatigué, affamé aussi, et la prière ne m’était que d’un médiocre réconfort en dépit de la ferveur que j’y mettais. Et puis, au détour d’un chemin muletier, je l’ai vu. Saint Siméon le Stylite. Comme je vois mes mains. Dans une tenue étrangement moderne, en chemise et pantalon, des lunettes de soleil lui cachant les yeux, mais juché sur une colonne, bras croisés dans la position non équivoque de l’ermite aguerri. Je jetai mon sac à bas, m’agenouillai en me signant, tremblant devant cette vision miraculeuse qui ne pouvait m’apporter que le Salut. Il me sourit, me dit de me lever, m’annonçant que j’étais celui qu’ils attendaient. Trois personnes sortirent alors des fourrés et s’installèrent au pied du vénéré saint Siméon. L’un d’eux s’assit à même le sol, tenant à la main ce qu’il me sembla être un fouet, le second se juchant à son tour sur un fragment de colonne, un appareil photographique à la main. Le troisième s’assit sur un chapiteau, corinthien pour ce que j’en savais, et, brandissant une petite poupée rose, s’adressa en ces termes à moi, qui tremblais encore comme une feuille, n’osant pas espérer croire en ce que je contemplais :
"Bonjour, jeune moine. Tu sembles perdu et épuisé. As-tu faim ? "
Sans attendre ma réponse, le compagnon de saint Siméon me tendit un prosphore, que je consommai avec respect et vénération, en dépit de son goût étrange. Bientôt, de toute part, commencèrent à retentir les cloches du troupeau du Berger, notre Père à tous, accompagnées d’une mélodie de guitare. Une mélopée chantée s’éleva aussitôt dans les airs, me faisant dodeliner la tête de droite et de gauche. Je m’extirpai alors de mon enveloppe charnelle, pour la plus bouleversante expérience de mon existence. Les chants s’enchaînèrent, au rythme lourd parfois, j’entendais les cloches consacrées, accompagnées de mélodies lancinantes et vicieuses. Les saints personnages étaient encore avec moi, juchés dans les arbres de cette clairière sanctifiée par leur présence, jouant de leurs instruments pour que je voie à l’intérieur de moi-même, dont les visions se surexposaient. Ils évoquaient les mânes des dieux d’antan, la nuit de Pan aux pattes de bouc, à tel point que j’eus la sensation de danser avec les sorcières tentatrices dans un sabbat lubrique. Retentit ensuite, sur la montagne, la musique de danse des soufis, ces idolâtres hérétiques de la secte de Mahomet, nos ennemis ottomans, laquelle pourtant me fit poursuivre la transe à laquelle mon corps se prêtait sans que mon esprit pût y renoncer. Des lames d’acier, des décharges électriques claquant telles des coups de fouet me déchirèrent l’âme, m’interrogeant sur ma conviction que les derniers deviendraient les premiers lors du Jugement Dernier. Je pris conscience que les végétaux faisaient partie de la Création. Le Divin devint le Créateur du trouble et du doute. Je redevins un homme, apaisé par une musique elle-même plus paisible. La terreur revint, guidée par des mélodies rampantes et un chant pervers. Je dansai ainsi une grande partie de la nuit, accompagné des compagnons du saint, avec le saint lui-même. Tout se termina quand, effondré, je reçus enfin l’Amour de notre Créateur et de Son Fils Notre Seigneur Jésus-Christ. Quand tout s’arrêta, je sus que j’avais passé l’épreuve de cette terrible parousie.
A mon réveil, j’étais seul, brisé, mon corps et ma tête douloureux, mais je sentais encore la présence des apparitions. Je me remis en route et arrivai enfin à ma destination initiale. Alors que l’on s’inquiétait de mon retard et m’interrogeait quant à ses causes, je me livrais au récit de ma vision. Mes frères m’accusèrent de mentir, me trainèrent en confession, me traitèrent d’hérétique, d’apostat, et comme tel, m’arrachèrent des cris de douleur par leurs coups portés dans l’espoir d’expier mes supposés péchés.
Mais au soir de ma vie, je sais. Ni l’enfermement prolongé dans les sombres cellules des différents monastères du Mont-Athos, où je fus transféré, ni la violence physique et morale ni les pénitences que je m’infligeai toute longue ma vie ne purent effacer le souvenir de ce moment qui m’a déconstruit et reconstruit, pour faire ce que je suis aujourd’hui. Moi qui, faible enveloppe de chair et d’os, de poussière du Divin, suis dans l’attente sereine du jugement du Créateur, source de toute chose.
J’étais jeune, comme vous le savez maintenant, et ma formation à peine achevée, je partis rejoindre une communauté cénobitique installée sur le Pentélique, en Attique. Je voyageais seul, à pied la plupart du temps, bien que certains dévots se fassent un devoir de m’avancer dans leurs automobiles. J’étais fatigué, affamé aussi, et la prière ne m’était que d’un médiocre réconfort en dépit de la ferveur que j’y mettais. Et puis, au détour d’un chemin muletier, je l’ai vu. Saint Siméon le Stylite. Comme je vois mes mains. Dans une tenue étrangement moderne, en chemise et pantalon, des lunettes de soleil lui cachant les yeux, mais juché sur une colonne, bras croisés dans la position non équivoque de l’ermite aguerri. Je jetai mon sac à bas, m’agenouillai en me signant, tremblant devant cette vision miraculeuse qui ne pouvait m’apporter que le Salut. Il me sourit, me dit de me lever, m’annonçant que j’étais celui qu’ils attendaient. Trois personnes sortirent alors des fourrés et s’installèrent au pied du vénéré saint Siméon. L’un d’eux s’assit à même le sol, tenant à la main ce qu’il me sembla être un fouet, le second se juchant à son tour sur un fragment de colonne, un appareil photographique à la main. Le troisième s’assit sur un chapiteau, corinthien pour ce que j’en savais, et, brandissant une petite poupée rose, s’adressa en ces termes à moi, qui tremblais encore comme une feuille, n’osant pas espérer croire en ce que je contemplais :
"Bonjour, jeune moine. Tu sembles perdu et épuisé. As-tu faim ? "
Sans attendre ma réponse, le compagnon de saint Siméon me tendit un prosphore, que je consommai avec respect et vénération, en dépit de son goût étrange. Bientôt, de toute part, commencèrent à retentir les cloches du troupeau du Berger, notre Père à tous, accompagnées d’une mélodie de guitare. Une mélopée chantée s’éleva aussitôt dans les airs, me faisant dodeliner la tête de droite et de gauche. Je m’extirpai alors de mon enveloppe charnelle, pour la plus bouleversante expérience de mon existence. Les chants s’enchaînèrent, au rythme lourd parfois, j’entendais les cloches consacrées, accompagnées de mélodies lancinantes et vicieuses. Les saints personnages étaient encore avec moi, juchés dans les arbres de cette clairière sanctifiée par leur présence, jouant de leurs instruments pour que je voie à l’intérieur de moi-même, dont les visions se surexposaient. Ils évoquaient les mânes des dieux d’antan, la nuit de Pan aux pattes de bouc, à tel point que j’eus la sensation de danser avec les sorcières tentatrices dans un sabbat lubrique. Retentit ensuite, sur la montagne, la musique de danse des soufis, ces idolâtres hérétiques de la secte de Mahomet, nos ennemis ottomans, laquelle pourtant me fit poursuivre la transe à laquelle mon corps se prêtait sans que mon esprit pût y renoncer. Des lames d’acier, des décharges électriques claquant telles des coups de fouet me déchirèrent l’âme, m’interrogeant sur ma conviction que les derniers deviendraient les premiers lors du Jugement Dernier. Je pris conscience que les végétaux faisaient partie de la Création. Le Divin devint le Créateur du trouble et du doute. Je redevins un homme, apaisé par une musique elle-même plus paisible. La terreur revint, guidée par des mélodies rampantes et un chant pervers. Je dansai ainsi une grande partie de la nuit, accompagné des compagnons du saint, avec le saint lui-même. Tout se termina quand, effondré, je reçus enfin l’Amour de notre Créateur et de Son Fils Notre Seigneur Jésus-Christ. Quand tout s’arrêta, je sus que j’avais passé l’épreuve de cette terrible parousie.
A mon réveil, j’étais seul, brisé, mon corps et ma tête douloureux, mais je sentais encore la présence des apparitions. Je me remis en route et arrivai enfin à ma destination initiale. Alors que l’on s’inquiétait de mon retard et m’interrogeait quant à ses causes, je me livrais au récit de ma vision. Mes frères m’accusèrent de mentir, me trainèrent en confession, me traitèrent d’hérétique, d’apostat, et comme tel, m’arrachèrent des cris de douleur par leurs coups portés dans l’espoir d’expier mes supposés péchés.
Mais au soir de ma vie, je sais. Ni l’enfermement prolongé dans les sombres cellules des différents monastères du Mont-Athos, où je fus transféré, ni la violence physique et morale ni les pénitences que je m’infligeai toute longue ma vie ne purent effacer le souvenir de ce moment qui m’a déconstruit et reconstruit, pour faire ce que je suis aujourd’hui. Moi qui, faible enveloppe de chair et d’os, de poussière du Divin, suis dans l’attente sereine du jugement du Créateur, source de toute chose.