TROPICAL FUCK STORM

Braindrops (Joyful Noise, 2019) // Par Eric F

Après vingt ans passés à mener les féroces et fiévreux The Drones au Panthéon du rock australien en tant que dignes héritiers des Scientists, Bad Seeds et autres Beasts of Bourbon, Gareth Liddiard avait besoin d’autre chose. Fatigué de dépendre des disponibilités des autres membres du groupe et d’un carcan dans lequel The Drones ne s’est pourtant jamais totalement enfermé, Liddiard a décidé de repartir de zéro en mettant la spontanéité aux centres des débats.

Epaulé par sa compagne Fiona Kitschin (déjà à la basse chez The Drones), le couple le plus cool de Melbourne a ensuite appelé la batteuse Laura Hammel et Erica Dunn, tête pensante des très recommandables Palm Springs et Mod Con pour les rejoindre dans cette aventure menée tambour battant. Le premier single du groupe, Chameleon Paint, est sorti alors qu’il était encore le seul morceau dans son répertoire. Quelques semaines de dérapages plus ou moins contrôlés plus tard, et voilà que le quatuor part faire ses preuves aux Etats-Unis en première partie de leurs amis de Band Of Horses avec une douzaine de chansons sous les bras (reprises incluses). Des réactions pour le moins contrastées d’un public américain qui doit encore se demander ce qui lui est tombé dessus n’empêcheront pas Tropical Fuck Storm de faire ses débuts l’an dernier avec le fabuleux A Laughing Death In Meatspace. Véritable disque de laboratoire croisant l’ADN des Drones aux rythmiques tarabiscotées de Captain Beefheart, A Laughing Death In Meatspace est de ces albums qui nécessitent une approche progressive, sous peine de s’y brûler les ailes. Il n’en reste pas moins le disque idéal s’il fallait présenter notre époque à un vaisseau extraterrestre débarquant dans notre monde en état de décomposition avancée.

Si les thèmes du disque (l’enfer de la dictature du web 2.0, les montées du nationalisme partout dans le monde et les « grandes » nations gangrénées par la corruption, ainsi que le point de non-retour climatique) sont sensiblement les mêmes sur Braindrops, ce serait mal connaître Gareth Liddiard que de croire que son inspiration s’est tarie. Paradise, envoyé d’entrée comme un hommage final aux Drones annonce bel et bien un Phoenix : ‘Pas de joie, ni de tristesse, rien ne nous sera épargné pour renaître à nouveau ».  L’irrésistible montée des guitares narcotiques a dû sembler presque trop évidente pour le duo Liddiard – Dunn (d’une complémentarité à couper le souffle) puisqu’il ne s’y aventurera plus qu’en fin de disque (le climax de Maria 63, presque metal dans son intensité). Entre ces deux leçons de montagnes russes, Tropical Fuck Storm se sera amusé à acculer l’auditeur dans ses derniers retranchements avant de le balancer dans tous les sens, au bon gré de ses envies. Liddiard avait annoncé avant la sortie de Braindrops que le groove serait le maître mot de l’album et ce n’est donc pas un hasard si on pense encore à Captain Beefheart, voire même Frank Zappa ou Fela Kuti, à tel point qu’on finirait presque par comprendre pourquoi l’acerbe guitariste décrit TFS comme « le groupe électronique le plus en vrac qui soit ». Déclaration certes un peu réductrice, mais qui convient parfaitement à un The Happiest Guy Around qui donne l’impression de descendre sur le cul les marches infinies de la maison des fous dans Asterix. Du groove malade donc, mais néanmoins porté par la batterie néanderthalienne de Lauren Hammel, qu’on ne surnomme pas « Hammer » que pour la ressemblance phonétique avec son prénom.

Sa partenaire rythmique n’est pas en reste non plus. Fiona Kitschin faisait déjà de très remarquables chœurs chez The Drones, et là voilà désormais associée à une alliée plus que capable. Erica Dunn signe d’ailleurs avec Who’s My Eugene ? le morceau le plus catchy et « accessible » (pour du TFS) de tout Braindrops. Inspiré par un rêve qui voyait un serveur lui apporter la tête de Brian Wilson sur un plateau, le morceau évoque Eugene Landy le très discutable psychiatre du Beach Boy. Exposant le revers du rêve américain, Who’s My Eugene ? rappelle que le garçon de plage Dennis Wilson est quant à lui mort noyé… Un sort qui pourrait évidemment survenir à tout auditeur venu chercher son compte de légèreté.

Car niveaux textes, Gareth Liddiard n’est pas en reste non plus, les stocks de vitriol à leur maximum. Ça n’est évidemment pas maintenant que les dystopies sont devenues le contenu des journaux télévisés que notre homme allait s’endormir. S’il avait l’habitude de revisiter les facettes douloureuses et parfois peu connues du passé de l’Australie colonisée chez The Drones (Sixteen Straws, Words From The Executioner To Alexander Pierce, Locust…), Liddiard semble trop fasciné par la chute en lambeaux de notre société occidentale pour parler d’autre chose. Mais il le fait avec brio et des approches aussi tordues que ses anguleux accords de guitare. Pièces centrales du disque, les sœurs Maria 62 et 63 mettent en scène Maria Orsic, figure mythique du nazisme qui aurait, entre autres, communiqué avec des formes de vie extraterrestres et lancé un programme spatial pour Hitler. Liddiard se lance ainsi dans la fake song, qui voit un agent du Mosad envoyé en Amérique du Sud à la recherche de l’immortelle médium nazie, qui se fait passer pour sa propre fille. Ce n’est pas pour rien que son auteur considère ce morceau comme « le plus convoluté de l’histoire ». Même en remplaçant son approche dadaïste par un minimalisme parfois glacial comme sur Aspirin, mais surtout l’instrumental mystérieux et un peu flippant The Desert Sands Of Venus, Tropical Fuck Storm reste tout aussi captivant.

L’adage qui veut que chaque période trouble de l’histoire ait son grand groupe n’est ici pas galvaudé. Tropical Mindfuck Storm.
 

Eric F.


18 octobre 2019