Endless Pussyfooting (Erste Theke Tonträger/ State Laughter) // par Nicolas Gougnot
Désiré était agriculteur céréalier et menait une existence confortable, tant matériellement que spirituellement, dans la mesure où il se posait somme toute assez peu de questions. A la retraite de ses parents, il avait hérité d’une opulente exploitation. Beau garçon et bon parti, il avait auparavant fait un beau mariage avec la fille unique - et convoitée - d’une ferme voisine, ce qui lui avait ensuite permis de faire fructifier son héritage. Son activité professionnelle et le désintérêt croissant qu’il portait à son épouse lui laissaient désormais le loisir hivernal d’importuner sangliers et chevreuils plusieurs fois par semaine. Parce que, comme aimait à le proclamer ce démolisseur de bosquets, « la nature, c’est avant tout une passion ».
Il avait, ce jour-là, délaissé une nouvelle fois sa femme, devenue dépressive face à si peu d’estime, pour rejoindre ses camarades de battue, qui s’étaient donnés pour mission de dépeupler le bois du Val du Lièvre. Après les quelques préparatifs indispensables à la tâche et essentiels pour se réchauffer – autant joindre l’utile à l’agréable - la petite troupe se sépara, chacun rejoignant la place qui lui avait été assignée. C’est ainsi que Désiré alla se poster en bordure de bois, non loin de la ferme de la Masure. Un coup prolongé de pibole signala le début des réjouissances. Une longue et ennuyeuse période de guet l’attendait avant que le travail des rabatteurs ne lui offrît la possibilité de montrer son habileté au tir. Désiré était prêt à tous les sacrifices pour l’exercice de son art. Très rapidement, cependant, il laissa errer ses pensées, des engrais qu’il fallait commander au cours de la bourse de Chicago, sans oublier la jeune et jolie boulangère. Puis il fit se succéder toutes les occupations de la sentinelle désœuvrée, effectuant quelques pas en tapant des pieds pour les réchauffer, s’asseyant sur le pliant portatif pour reposer ses jambes fatiguées, se relevant, fumant une cigarette pour gagner cinq minutes et moquant intérieurement le travail de sagouin du métayer de la Masure. Il entendait par à-coups les cris lointains des rabatteurs et les jappements des canidés excités par les odeurs sauvages et par l’ineffable sentiment de liberté, trop rare pour des chiens courants habituellement reclus dans quelque Guantanamo contadin.
Soudain, un craquement tira Désiré de sa torpeur. Probablement un chevreuil, à cinquante mètres sur la droite. Aux aguets, il épaula, attendant le moment idéal pour abattre l’animal quand celui-ci présenterait son profil fuyant au regard perçant du prédateur. Lequel prit grand soin de placer son bassin dans l’axe idéal, le torse parallèle au canon, le pied d’appui fermement campé dans la glèbe humide, la joue posée près de la crosse maintenue fermement contre l’épaule, le doigt introduit dans le pontet, posé sur la gâchette, l’œil sur la visée, prêt à défourailler, à dégommer de la bestiole, pour la beauté du geste. A tuer. Pour le plaisir. La pensée qu’une petite route vicinale croisait l’axe de son tir prochain l’effleura, il la chassa en maugréant intérieurement qu’il emmerdait le Schéma Départemental de Gestion Cynégétique et ces fonctionnaires de merde qui font qu’à faire chier les honnêtes gens, ceux qui travaillent, eux. Sans retard, une forme sombre surgit du petit bois. Désiré sourit pour lui-même, visa soigneusement et l’arme aboya dans le silence humide et froid de cette matinée hivernale. Merde. Raté. Un deuxième coup, une deuxième chance, pour un résultat identique, évidemment loin des attentes de notre héros. Propulsés à plus de six cents mètres par seconde, les deux projectiles évitèrent soigneusement le jeune et innocent cervidé, affolé par la violence des détonations. Le premier se ficha dans le tronc d’un jeune chêne qui en porterait les stigmates tout au long de son existence, une partie de son écorce étant arrachée sous la violence de l’impact. L’autre pruneau, à peine dévié par quelques arbrisseaux, vint se loger dans le montant du pare-brise d’un véhicule automobile ayant l’idée saugrenue d’alors circuler sur la petite route. Tout occupé qu’il était à recharger sa pétoire, Désiré ne fit pas attention à ce détail, et de toute façon, il s’en foutait comme de sa première décharge de chevrotine.
Il était totalement concentré sur sa tâche, à savoir introduire deux nouvelles cartouches dans le magasin de son engin – des années de fréquentation de la cabane de chasse avait quelque peu émoussé son système nerveux et il avait désormais tendance à trembloter un peu avant son troisième verre de blanc – quand un bruit incongru lui fit lever la tête. Un rugissement de moteur dans le petit chemin. Un hurlement de fauve blessé. Il vit la bagnole foncer sur lui, une citadine dont il ignorait l’existence du modèle, ne s’intéressant qu’aux énormes modèles de pickups, il faut bien ça pour trimballer trois clébards. Loin de freiner le véhicule, les irrégularités du chemin, pierres saillantes et trous béants, le firent décoller littéralement. Il eut le temps de voir, à travers le pare-brise, le visage bouleversé de terreur du conducteur essayant vainement de reprendre le contrôle de sa bagnole, luttant contre une automobile indubitablement devenue autonome, mugissante et fumante, avant qu’une portière ne s’ouvre, éjectant violemment le jeune homme hors de l’habitacle, tandis que résonnaient dans la combe les éructations de l’autoradio propulsant dans toutes les directions les martèlements synthétiques et mouillés d’un morceau d’électro-punk soutenant les déclamations arrogantes et manifestement sardoniques d’un interprète indéniablement anglo-saxon.
Désiré fit preuve d’à propos en fuyant devant la fureur mécanique. Poussant malgré lui un cri de terreur, il lâcha sa précieuse arme, quitta le chemin en escaladant prestement un léger talus et se réfugia sous le couvert forestier à un endroit où la végétation était assez dense pour l’abriter de la voiture devenue folle. Celle-ci, calandre éclatée par les conséquences de sa furie, se posta face au bois, faisant rugir son moteur à grands coups nerveux d’accélérateur, couvrant à peine les boucles musicales constituées d’échantillons numérisés de morceaux d’anarcho-punk anglais, empruntés par le duo nord-carolinien ISS pour constituer son brûlot Endless Pussyfooting. Désiré se foutait de ce genre de détails, mettons-nous à sa place : tout individu, doté d’une intelligence moyenne mais très attaché à penser et agir selon la logique communément admise, même un chasseur, se trouverait, face à une telle situation, totalement tétanisé et sourd aux doctes explications. Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Désiré se reprit en apercevant son beau fusil détruit au beau milieu du chemin : l’urgence de se mettre à l’abri ne lui avait pas échappé, contrairement à sa pétoire, qu’il contemplait maintenant, écrasée, pliée, tordue, détruite par les roues impies. Il l’aimait beaucoup, son flingue presque neuf. Bon, Dédé, quoi qu’il se passe, tu ne pourras pas t’en sortir par ici. On lui fait pas, à Désiré, il joue sur son terrain. Le bois du Val du Lièvre, il le connaît par cœur. En passant par la vallée de St-Glaise, par les ruines de l’Ermitage, il devrait pouvoir rejoindre la départementale, contourner et rejoindre ses camarades. Se détournant, il constata qu’il s’était pissé dessus. Et pas qu’un peu. Son falzard était trempé, pas seulement à cause de la rosée. Se mettant en route, la honte aux joues et la peur au ventre, il s’éloigna. Il entendit de moins en moins nettement les trépidations émises par l’autoradio de la bagnole, qui n’avait pas trouvé le moyen de le suivre, c’était toujours ça. Quelle histoire de fou, les autres ne le croiraient jamais ! Déjà, l’histoire du père Leborgne, il y avait quelques années de cela, ça les avait bien tous secoués. Pensez donc, tiré par son con de chien… (rappelez-vous).
Tout à ses pensées, Désiré arriva à l’embranchement des chemins de l’Ermitage et de la Source de Saint-Glaise. C’était l’occasion de boire un coup de flotte, histoire de se réveiller. Il plongea les mains dans l’onde claire et s’aspergea le visage. Putain qu’elle était froide ! Il commençait à douter des événements qu’il venait de vivre. Ce serait pas un delirium tremens, ou un truc comme ça ? Allez, plus que quelques centaines de mètres et il serait débarrassé de toutes ces conneries. Ne resterait plus qu’à inventer un bobard pour les copains (« Ben kess tu fous là ? Et kess t’as foutu de ton fusil ? ») et ils boiraient un bon coup et, dans quelques jours, il finirait par en rire. Il reprit sa marche et, quelques centaines de mètres plus loin, débouchant sur la départementale, il entendit un moteur. Ah ben tiens ! La mère Boulard, dans sa vieille Saxo conduite tout à l’embrayage, qui se ramenait pile au bon moment. Elle pourrait prendre Désiré en stop et le ramener à la cabane. Mais… Mais. Mais ! Il N’Y AVAIT PERSONNE AU VOLANT ! En revanche, le malheureux entendait distinctement les percussions endiablées de la succession de brulots balancés par le lecteur cassette de la bagnole de la vioque. Non, non, non, il ne rêvait pas, il entendait nettement le martellement des bandes d’ISS. Succession de bombes punk d’une minute maximum. Sans les guitares. Replongeant dans le bois, Désiré allait passer le reste de la journée à errer entre toutes les issues possibles, mais il était absolument cerné : toujours il trouverait un véhicule face à lui. Moteur ronflant, autoradio à bloc, crachant la colère ressassée, expulsée en saillies intenses, mais brèves. Treize morceaux recomposés à partir de classiques, dépiautés, débités comme à la cabane, cuits comme du bon pâté, débarrassés des tendons, des viscères, du lourd et du superflu, pour n’en garder que la bonne viande. Bandes de batterie, basse saturée à tous les étages, quelques subtiles touches de guitares ou de clavier venant persiller l’ensemble sans laisser à la lassitude la possibilité de s’installer. Une myriade de tubes punks, au sommet de laquelle se situait l’énorme Endless Trip, reprise, semble-t-il, du Sicherheitskötel du groupe totalement obscur nommé Bodykit.
Quoi qu’il en soit, exactement ce que vivait Désiré, un putain de mauvais trip sans fin. Même son pickup chéri l’avait trahi, quand il avait voulu faire le malin en retournant vers la ferme de la Masure, là où tout avait commencé. Il avait dû, une nouvelle fois, fuir face au tonnerre mécanique et musical. Il avait ainsi erré toute la journée, traversant les friches les plus impénétrables, griffé, lacéré par les branches d’épines noires, perdant ici sa casquette, abandonnant là sa veste orange fluo règlementaire dans l’espoir d’être plus discret. Qu’il fût furtif ne changeait rien : au plus fort de l’action, des dizaines de véhicules devenus fous entouraient le bois du Val du Lièvre. Errant, gémissant, pleurnichant, deux chandelles de morve souillant sa moustache de connard, il dut se résigner à l’évidence. Il était bouclé dans le bois du Val du Lièvre, chasseur devenu bête traquée. Et toute la nuit, blotti, frigorifié, dans les feuilles mortes et humides, pauvrement protégé du vent et de la pluie par l’abri moussu des racines d’un chablis couché par un coup de vent récent, Désiré fut bercé par des successions de trépidations. Répétées sans cesse, deux à trois fois par heure. Alternant les mid-tempo presque dansants (Endless Trip, Still Puttin’ On The Blitz, (919) Suicide) et les décharges furieuses lancées le poing en l’air (The Gov’t Is After Me, I Hate People My Age, penISS envy, référence directe au Penis Envy de Crass, qui en constituait la base). Les démons automobiles l’attendaient, le guettaient, pour attenter à sa vie. Et ils voulaient qu’il le sache. Les mâtins tournaient, cherchent une trouée dans la courtine végétale, pour lui faire la peau. Il doutait de moins en moins qu’ils y parviennent. Puis l’épuisement physique et nerveux eut raison de sa résistance, il sombra, abandonnant la lutte, dans l’obscurité totale et surtout le silence.
Quand ses copains le retrouvèrent, le lendemain, transi, trempé, tremblant se tous ses membres, les yeux fous, la bouche écumante, marmonnant des propos insensés, tous ses cheveux avaient blanchi, à l’exception d’une fine bande centrale, restée brune. Ça lui faisait comme une crête.