I’m Your Mind Fuzz (Castle face Records, 2014) // par Nicolas Gougnot
Petit fonctionnaire, tu vaques benoîtement à tes occupations professionnelles lorsque soudain, en bas à droite de l'écran de ton ordinateur s'allume un petit signal rouge t'indiquant que Sa Majesté Monsieur Le Directeur Du Service exige ta présence impérative et immédiate en son bureau. Voilà qui ne t'arrange pas bien, là, pour la raison que ce type d'événement est rarement de bon augure. Tu te rends donc à l'étage des Supérieurs Hiérarchiques, couloir des Directeurs et Sous-Directeurs de Service, au sein duquel règne une atmosphère lourde et compassée, silence ouaté indiquant qu'ici, l'on travaille, que l'on n'est pas comme les rigolos de l'étage d'en dessous, ceux qu'il faut surveiller d'un œil ferme, et que l'on est indispensable au bon fonctionnement de la République dans la Subdivision. Ici, le lino ne chuinte pas sous les semelles, il absorbe tout son afin de préserver la studieuse concentration. La porte est ouverte, l'on t'invite à pénétrer dans le Sanctuaire des Sanctuaires, tu obtempères. La pièce est vide, à l'exception d'un vaste bureau au rangement strictement maîtrisé. Les murs, nus, sont peints en gris très clair, ou en blanc foncé, tu ne sais pas trop comment qualifier une teinte aussi triste. De légers rideaux, exsudant la même gaîté, voilent la lumière provenant des grandes fenêtres. Le mobilier, euphémiquement sobre, dénote également l'absence de fantaisie. Chaque feuille est empilée rigoureusement, militairement, sur celle du dessous. Cela te fait froid dans le dos.
Monsieur le Directeur Du Service est occupé sur son poste informatique, c'est pourquoi il ne quitte pas celui-ci des yeux lorsqu'il t'intime l'ordre, d'une voix ferme, grave et posée, pleine d'un rayonnement autoritaire, de poser tes fesses sur un fauteuil de bureau, confortable, certes, mais manifestement pas autant que celui sur lequel repose son auguste séant :
- Bonjour Monsieur Gésier, vous pouvez vous asseoir.
Tu balbuties une réponse maladroite, mais il ne t'écoute pas, tout occupé qu'il est à mettre la dernière main à quelque Document Très Important. Tu as tout le loisir d'observer ce profil qui se présente à ton regard. Monsieur le Directeur Du Service est vêtu d'une légère veste gris clair, semble-t-il confortablement sport et probablement tristement onéreuse. Ses cheveux sont désormais plus sel que poivre, tout comme sa barbe taillée de quelques jours, seul élément de sa personne à être soigneusement négligé. Sa nuque, à la coupe nette et propre, possède la nécessaire raideur supérieurement hiérarchique, strictement dans l'axe du manche à balai qu'il s'est emmanché dans le cul jusqu'aux omoplates. Sa peau, à force de privation de toute lumière naturelle, a pris la même teinte que le reste de la pièce. Monsieur le Directeur Du Service, bien que quadragénaire, est gris.
Son urgente et indispensable tâche effectuée, le détenteur de l'autorité publique par délégation de pouvoir de Monsieur le Directeur Général fait pivoter son fauteuil afin de te faire face. Il te fixe d'un regard froid, porcin, perçant. Ne souris surtout pas, connard. Ses deux mains sont posées à plat sur son bureau, ou plus exactement sur un dossier en papier de couleur pissâtre dont tu comprends aisément que ce qu'il contient te concerne et va potentiellement affecter la suite de ton existence professionnelle. D'un geste sûr, administrativement maîtrisé, il ouvre le dossier qui ne contient qu'une feuille qu'il ne regarde même pas. Il va parler. Il parle.
- Monsieur Gésier, si j'ai demandé à vous voir, c'est parce que cet entretien m'a semblé nécessaire au vu d'un certain nombre d'éléments qui m'ont été rapportés par l'efficace et laborieuse chaîne de mes Inférieurs Hiérarchiques. Si j'en crois donc les informations qui me sont parvenues, il semblerait qu'il y ait des manquements dans l'exercice de vos fonctions. J'en veux pour preuve la sorte de chose que vous appelez musique que vous avez commis récemment en compagnie de vos collègues, Messieurs Roy, Sorcier et Lézard. Comment pouvez-vous troubler ainsi l'ordre républicain que je m'efforce de maintenir dans cette structure et auprès des usagers qui la fréquentent ? Jouer la plupart du temps des mélodies entêtantes à un rythme effréné ? Mélanger Thee Oh Sees et Can ? Créer cette sorte de Black Sabbath flower-power, de hard-rock psychédélico-rétro-futuriste (Empty), que vous enchaînez avec une ballade guimauve, mais addictive (Slow Jam 1), avec du krautrock fortement connoté Düsseldorf année mille-neuf-cent-soixante-quatorze (Hot Water), qui plus est joué avec une sorte d'instrument en bois et conséquemment non électroniquement vingt-et-unième siècle ?
Monsieur le Directeur Du Service s'exprime toujours ainsi, détachant les syllabes, détachant les nombres et articulant autant que possible, ce qui contribue à son rayonnement. La main presqu'à plat, d'un geste d'une souplesse d'automate, du bout des doigts et dans ta direction, il fait glisser la feuille, dont tu sembles être censé lire le contenu. Probablement, une succession de rapports de l'interminable chaîne des Intermédiaires Référents Près La Direction. Et il continue :
- J'ai par ailleurs ouï dire que certaines de vos compositions se nommeraient I'm in Heaven et Satan Speeds Up, ce qui pose problème dans le contexte actuel de remise en cause de la laïcité, une parmi les nombreuses attaques qu'ont à supporter les valeurs que notre mission nous impose de défendre bec, ongles, corps et âme. Les limites de la liberté d'expression doivent s'arrêter là où commencent les limites de la liberté d'expression d'autrui. Il s'agit là d'un pacte républicain de responsabilité qui a pour objectif de pallier les difficultés les plus visibles au sein de notre société. La jeunesse doit être au cœur de notre action politique dans le cadre d'un redressement productif des forces vives de la Nation.
- Je...
- Laissez-moi terminer. Comment osez-vous briser, par des initiatives prises sans en référer à votre hiérarchie, laquelle les réprouve, le large front républicain courageusement mis en place par l’autorité de Monsieur le Ministre, sous la férule duquel nous nous trouvons et envers lequel, je vous le rappelle, vous avez un devoir absolu de loyauté ? Comment pouvez-vous mélanger autant d’influences dissemblables ? Je m’interroge d’ailleurs, Monsieur Gésier, quant à votre santé mentale. Nous sommes en deux-mille-quinze, Monsieur, et vous osez proposer à l’écoute un album aux premiers titres enchaînés, portant plus ou moins le même titre (I’m In Your Mind et dérivés). Il est même quasiment possible d’en parler comme d’un concept-album ! De nos jours ! Mais enfin, Monsieur Gésier, avez-vous réfléchi aux conséquences de vos actes ? Auriez-vous perdu le sens commun ? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de commencer un disque sur les chapeaux de roue pendant un quart d’heure ou vingt minutes, pour l’achever sur des morceaux de moins en moins rythmés, sortes de rêveries hippies totalement hallucinées ? Dois-je vous rappeler le contenu de la Directive 015-01-11- 25B, publiée au Journal Officiel le 12 janvier dernier, relative aux événements ayant endeuillé notre territoire national et menacé les valeurs intangibles de la République et encadrant strictement le contenu de toute production artistique, ainsi que tout contenant ? Vous n’êtes pas dans les clous, Monsieur Gésier. Or, comme dans toute profession, vous devez vous soumettre à une évaluation de l’efficacité de vos activités, lesquelles ne donnent pas pleinement satisfaction, et nuit de ce fait à l’efficience de notre action collective, au rayonnement de l’équipe à laquelle vous appartenez et à la réputation de l’établissement que j’ai l’honneur de diriger avec toute la rigueur qui s’impose. Un strict réajustement de votre attitude me semble nécessaire. Vous allez arrêter l’harmonica.
- Heu…
- Taisez-vous ! Vous avez tort. Moi seul suis la voix de la Raison, car Notre Sainte Mère l’Administration a eu le bon sens de me mettre à ma place et vous à la vôtre – encore que si vous vouliez changer de service, je n’y verrais pas d’inconvénient. On m’a abondamment parlé de la bande de joyeux drilles que vous constituez avec vos comparses, et je crois savoir que messieurs Sorcier, Roy et Lézard ne sont pas les seuls à se laisser à ces perversions. Vous vous comportez en fauteurs de trouble indignes de votre statut. Monsieur Gésier. Si vous souhaitez vous amuser, grand bien vous fasse, mais ayez à l’esprit, s’il vous plaît, qu’autour de vous, il y a des gens qui travaillent.
Et toi, après t’être longuement gratté la barbe que tu ne tailles jamais, tu écartes une mèche de cheveux pour mieux voir et tu réponds, pour avoir la paix :
- D’accord…
Et tu prends congé de Monsieur le Directeur Du Service.
Monsieur le Directeur Du Service est occupé sur son poste informatique, c'est pourquoi il ne quitte pas celui-ci des yeux lorsqu'il t'intime l'ordre, d'une voix ferme, grave et posée, pleine d'un rayonnement autoritaire, de poser tes fesses sur un fauteuil de bureau, confortable, certes, mais manifestement pas autant que celui sur lequel repose son auguste séant :
- Bonjour Monsieur Gésier, vous pouvez vous asseoir.
Tu balbuties une réponse maladroite, mais il ne t'écoute pas, tout occupé qu'il est à mettre la dernière main à quelque Document Très Important. Tu as tout le loisir d'observer ce profil qui se présente à ton regard. Monsieur le Directeur Du Service est vêtu d'une légère veste gris clair, semble-t-il confortablement sport et probablement tristement onéreuse. Ses cheveux sont désormais plus sel que poivre, tout comme sa barbe taillée de quelques jours, seul élément de sa personne à être soigneusement négligé. Sa nuque, à la coupe nette et propre, possède la nécessaire raideur supérieurement hiérarchique, strictement dans l'axe du manche à balai qu'il s'est emmanché dans le cul jusqu'aux omoplates. Sa peau, à force de privation de toute lumière naturelle, a pris la même teinte que le reste de la pièce. Monsieur le Directeur Du Service, bien que quadragénaire, est gris.
Son urgente et indispensable tâche effectuée, le détenteur de l'autorité publique par délégation de pouvoir de Monsieur le Directeur Général fait pivoter son fauteuil afin de te faire face. Il te fixe d'un regard froid, porcin, perçant. Ne souris surtout pas, connard. Ses deux mains sont posées à plat sur son bureau, ou plus exactement sur un dossier en papier de couleur pissâtre dont tu comprends aisément que ce qu'il contient te concerne et va potentiellement affecter la suite de ton existence professionnelle. D'un geste sûr, administrativement maîtrisé, il ouvre le dossier qui ne contient qu'une feuille qu'il ne regarde même pas. Il va parler. Il parle.
- Monsieur Gésier, si j'ai demandé à vous voir, c'est parce que cet entretien m'a semblé nécessaire au vu d'un certain nombre d'éléments qui m'ont été rapportés par l'efficace et laborieuse chaîne de mes Inférieurs Hiérarchiques. Si j'en crois donc les informations qui me sont parvenues, il semblerait qu'il y ait des manquements dans l'exercice de vos fonctions. J'en veux pour preuve la sorte de chose que vous appelez musique que vous avez commis récemment en compagnie de vos collègues, Messieurs Roy, Sorcier et Lézard. Comment pouvez-vous troubler ainsi l'ordre républicain que je m'efforce de maintenir dans cette structure et auprès des usagers qui la fréquentent ? Jouer la plupart du temps des mélodies entêtantes à un rythme effréné ? Mélanger Thee Oh Sees et Can ? Créer cette sorte de Black Sabbath flower-power, de hard-rock psychédélico-rétro-futuriste (Empty), que vous enchaînez avec une ballade guimauve, mais addictive (Slow Jam 1), avec du krautrock fortement connoté Düsseldorf année mille-neuf-cent-soixante-quatorze (Hot Water), qui plus est joué avec une sorte d'instrument en bois et conséquemment non électroniquement vingt-et-unième siècle ?
Monsieur le Directeur Du Service s'exprime toujours ainsi, détachant les syllabes, détachant les nombres et articulant autant que possible, ce qui contribue à son rayonnement. La main presqu'à plat, d'un geste d'une souplesse d'automate, du bout des doigts et dans ta direction, il fait glisser la feuille, dont tu sembles être censé lire le contenu. Probablement, une succession de rapports de l'interminable chaîne des Intermédiaires Référents Près La Direction. Et il continue :
- J'ai par ailleurs ouï dire que certaines de vos compositions se nommeraient I'm in Heaven et Satan Speeds Up, ce qui pose problème dans le contexte actuel de remise en cause de la laïcité, une parmi les nombreuses attaques qu'ont à supporter les valeurs que notre mission nous impose de défendre bec, ongles, corps et âme. Les limites de la liberté d'expression doivent s'arrêter là où commencent les limites de la liberté d'expression d'autrui. Il s'agit là d'un pacte républicain de responsabilité qui a pour objectif de pallier les difficultés les plus visibles au sein de notre société. La jeunesse doit être au cœur de notre action politique dans le cadre d'un redressement productif des forces vives de la Nation.
- Je...
- Laissez-moi terminer. Comment osez-vous briser, par des initiatives prises sans en référer à votre hiérarchie, laquelle les réprouve, le large front républicain courageusement mis en place par l’autorité de Monsieur le Ministre, sous la férule duquel nous nous trouvons et envers lequel, je vous le rappelle, vous avez un devoir absolu de loyauté ? Comment pouvez-vous mélanger autant d’influences dissemblables ? Je m’interroge d’ailleurs, Monsieur Gésier, quant à votre santé mentale. Nous sommes en deux-mille-quinze, Monsieur, et vous osez proposer à l’écoute un album aux premiers titres enchaînés, portant plus ou moins le même titre (I’m In Your Mind et dérivés). Il est même quasiment possible d’en parler comme d’un concept-album ! De nos jours ! Mais enfin, Monsieur Gésier, avez-vous réfléchi aux conséquences de vos actes ? Auriez-vous perdu le sens commun ? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de commencer un disque sur les chapeaux de roue pendant un quart d’heure ou vingt minutes, pour l’achever sur des morceaux de moins en moins rythmés, sortes de rêveries hippies totalement hallucinées ? Dois-je vous rappeler le contenu de la Directive 015-01-11- 25B, publiée au Journal Officiel le 12 janvier dernier, relative aux événements ayant endeuillé notre territoire national et menacé les valeurs intangibles de la République et encadrant strictement le contenu de toute production artistique, ainsi que tout contenant ? Vous n’êtes pas dans les clous, Monsieur Gésier. Or, comme dans toute profession, vous devez vous soumettre à une évaluation de l’efficacité de vos activités, lesquelles ne donnent pas pleinement satisfaction, et nuit de ce fait à l’efficience de notre action collective, au rayonnement de l’équipe à laquelle vous appartenez et à la réputation de l’établissement que j’ai l’honneur de diriger avec toute la rigueur qui s’impose. Un strict réajustement de votre attitude me semble nécessaire. Vous allez arrêter l’harmonica.
- Heu…
- Taisez-vous ! Vous avez tort. Moi seul suis la voix de la Raison, car Notre Sainte Mère l’Administration a eu le bon sens de me mettre à ma place et vous à la vôtre – encore que si vous vouliez changer de service, je n’y verrais pas d’inconvénient. On m’a abondamment parlé de la bande de joyeux drilles que vous constituez avec vos comparses, et je crois savoir que messieurs Sorcier, Roy et Lézard ne sont pas les seuls à se laisser à ces perversions. Vous vous comportez en fauteurs de trouble indignes de votre statut. Monsieur Gésier. Si vous souhaitez vous amuser, grand bien vous fasse, mais ayez à l’esprit, s’il vous plaît, qu’autour de vous, il y a des gens qui travaillent.
Et toi, après t’être longuement gratté la barbe que tu ne tailles jamais, tu écartes une mèche de cheveux pour mieux voir et tu réponds, pour avoir la paix :
- D’accord…
Et tu prends congé de Monsieur le Directeur Du Service.