Brame

La nuit, les charrues...(Autoprod) // par Nicolas Gougnot
Maurice Agulhon, dans un texte introspectif publié en 1987, tentait de classifier les communistes repentis, dont il était, en quatre catégories. La première contenait les déçus, totalement dépolitisés, la seconde ceux qui, considérant le communisme comme le Mal, ont fini par militer à droite. Les membres de la troisième catégorie ont évolué vers la social-démocratie, tandis que la quatrième catégorie concerne ceux qui considèrent que le communisme n'est mauvais que depuis Staline et qui s'accrochent au bolchévisme, ce sont les gauchistes.

Quel lien avec ce qui nous préoccupe ici, à savoir le rock sous presque toutes ses formes ? Un jeu de l'esprit, ayant en tête que comparaison n'est pas raison. Car quel est le Mal absolu pour le rocker de bon goût ? Le metal. À ce seul mot, certain frémissent d'angoisse tandis que leur peau se parsème de petits reliefs, c'est la chair de poule.

Jouons donc un peu. Transposons le metal en lieu et place du communisme dans la classification de l'estimé historien décédé il y quelques jours. La première catégorie concernerait alors ceux qui, vie active et familiale aidant, ont troqué leurs t-shirts Guns'n'Roses pour une chemisette Decathlon™ et sont devenus auditeurs de Rires et Chansons ou de RMC. La seconde catégorie comprendrait ceux qui, lassés de la présumée vulgarité du rock, se sont tournés vers quelque autre anti-vulgate musicale tout autant stéréotypée (le rock indie 90's, par exemple, dont les tenants originels vouaient un réel mépris aux metalleux d'alors). Les gauchistes de catégorie 4 ont conservé leur amour de la violence : noise, sludge, hardcore et compagnie. Enfin, ceux qui m'intéressent ici, les tenants de la catégorie 3, qui ont progressivement évolué, parfois en passant par 4, vers des formes plus apaisées du rock tout en conservant la dynamique déviante et l'amour du riff. Je confesse que c'est mon cas. Je confesse également que je ne me situe pas toujours dans la catégorie 3, mais que je reviens régulièrement à la case n°4. Ainsi, j'aime à m'écorcher les oreilles à l'écoute de Brame. Le lien entre Maurice Agulhon et Brame n'est pas évident, me direz-vous. Comme vous y allez ! Le premier est l'auteur de "La République au village", les seconds, de "La Nuit, les Charrues..." Il est donc question de ruralité, qui m'est chère. Quant au thème de la sociabilité, il faut concéder une nette divergence. Car Brame n'offre pas une musique sociable, c'est le moins que l'on puisse affirmer ! Il s'agit davantage d'introspection, nécessairement solitaire.

Car "la nuit, les charrues" écorchent la surface de la terre en de longues saignées parallèles et grasses, qui cicatriseront en boursouflures bientôt estompées par l'action combinée de la pluie, du gel et de la herse. Au petit matin, gris et pluvieux, des colonies de corbeaux croassant viendront se repaître de la masse grouillante des lombrics violemment extraits de leur abri chtonien par le travail des lames d'acier froid.
"La nuit, les charrues..." font tinter les pierres calcaires parsemant le sol, son résonnant tristement dans la vallée, porté des plateaux par le vent d'ouest, celui qui apporte la grise douceur océane en même temps que la pluie.
"La nuit, les charrues" balafrent le limon. Dans l'aube triste, les nuances de vert et de jaune seront remplacées par le marronnasse à perte de vue, troué de loin en loin par les taches gris bleuté des bosquets dont les arbres dressent leurs branches nues, supplications résignées et vaines au ciel anthracite.
"La nuit, les charrues", accompagnées du bourdonnement monotone du tracteur, éventrent la glèbe dans un grincement sinistre, tâche éclairée par les projecteurs qui trouent l'obscurité. L'homme, seul dans son engin, ressasse ses angoisses dans cette dissection boueuse, les tourne et retourne au fil du travail monotone,
Allers et retours,
Allers et retours,
Allers et retours constamment répétés.

C'est tout cela qu'illustre l'album de Brame. Un blues entaillé, déchiré, lacéré, scarifié et glauque. Une noise lente, répétitive, lugubre et rauque. Une musique hivernale qui fouit dans nos entrailles, mettant au jour, ou plutôt à l'air, nos malaises et nos angoisses. Qui nourrit les corbeaux de nos sombres pensées. Pour mieux les satisfaire, afin que, repus, ils finissent par nous foutre la paix, qu'on puisse apprécier la beauté d'un jour naissant et plein de promesses. Un nécessaire contrepoint aux Growlers, en somme.

Finalement, "La nuit, les charrues.." font leur travail de charrues : elles retournent le sol pour préparer le lent et patient travail de la terre, gage d'une récolte abondante et nourricière quand reviendra l'été paisible et ensoleillé.